Le maintien du sommeil paradoxal dans l’évolution dénote l’existence d’une fonction de ce mécanisme et l’étude de l’ontogenèse et de la phylogenèse pourrait peut-être nous en apprendre plus à ce sujet.
A. Des constats phylogénétiques, ontogénétiques et neurobiologiques
Au cours de l’évolution, l’apparition de
l’homéothermie a coïncidé avec celle du sommeil paradoxal. C’est également lors
de l’apparition de l’homéothermie que la neurogenèse continuelle a disparu. La
neurogenèse continuelle ou adulte désigne les divisions cellulaires ayant lieu
dans le système nerveux adulte, à l’origine de nouveaux neurones. Les
poïkilothermes sont capables d’en créer de nouveaux tout au long de leur vie,
mais ce n’est pas le cas des homéothermes. Il se pourrait donc que le sommeil
paradoxal ait une fonction se substituant à la neurogenèse chez l’adulte,
c’est-à-dire une fonction de programmation du système nerveux. Toutefois, ces
affirmations sont assez controversées : certains chercheurs affirment qu’il
existe une neurogenèse chez l’humain, même âgé. La différence de résultats
quant à l’existence ou non d’une neurogenèse adulte est principalement due aux
méthodes utilisées pour détecter et quantifier les neurones créés.
Outre le fait que certaines espèces possèdent une neurogenèse continuelle et d'autres non, il existe des espèces chez qui le système nerveux n’est pas achevé à la naissance,
les nouveau-nés doivent rester dans le nid ou près de leur mère, on dit
qu’ils sont immatures. Si l'on observe une espèce immature comme le chaton ou le nourrisson pendant son
sommeil, on peut apercevoir de fréquentes contractions musculaires, des
sourires, ou ce qui s’apparente à des frissons : cet état s’appelle le sommeil
sismique. Chez les espèces immatures à la naissance le sommeil sismique correspond à l’achèvement des
principaux systèmes de cellules nerveuses dont certains deviendront responsable
de l’éveil, du sommeil orthodoxe, et du sommeil paradoxal, c'est donc un état
de transition qui précède le sommeil paradoxal qui n’existe pas encore. Plus un
individu est immature à la naissance (son cerveau est loin d’être achevé) plus la proportion de
sommeil sismique est grande. Par ailleurs les poïkilothermes (poissons,
amphibiens et reptiles) sont pourvus d’une neurogenèse tout au long de leur
vie par conséquent, ils possèdent eux aussi un sommeil sismique ce qui n’est pas le cas chez les espèces matures dès la naissance.
Lorsque l’on prive volontairement un individu de sommeil paradoxal, il apparaît que ce stade survient de plus en plus tôt lors des endormissements suivants, jusqu’à ce que le sujet s’endorme immédiatement en sommeil REM. Un tel constat suggère un besoin de sommeil paradoxal, qui doit donc avoir une fonction. Par ailleurs, on remarque généralement une augmentation de la proportion de sommeil REM au cours des processus d’apprentissage. Des chercheurs français, Elisabeth Hennevin, Vincent Bloch et Pierre Leconte ont soumis des rats et des souris à un apprentissage après avoir longuement étudié leurs habitudes de sommeil et relevé notamment le temps de sommeil paradoxal moyen de chacun d’entre eux (Hennevin Elizabeth, Leconte Pierre et Bloch Vincent, 1974, « Augmentation du sommeil paradoxal provoquée par l’acquisition, l’extinction et la ré-acquisition d’un apprentissage à renforcement positif »,. Brain Research, vol. 70, n° 1, p. 43‑54.). Ils ont observé chez ces individus une forte augmentation de la quantité de sommeil REM durant les trois heures de sommeil suivant l’entraînement quotidien, et un rétablissement des proportions habituelles de sommeil REM lorsque l’apprentissage était terminé. En différant l’endormissement des rats après les séances d’apprentissage, il s’est avéré que celui-ci était entravé et qu’ils étaient incapables de reproduire ce qu’ils avaient appris la veille. On observa par la même occasion que leur temps de sommeil paradoxal n’était pas modifié. Les études effectuées par ces chercheurs montrent que le sommeil paradoxal est impliqué dans la fixation de la mémoire et que la consolidation des traces mnémoniques survient dans un temps court après l’apprentissage.
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La quantité de sommeil paradoxal augmente chez les rats après un apprentissage difficile http://www.allwhitebackground.com/rat-white-background.html/download/5148 |
B. Y a-t-il une fonction au rêve ?
Malgré un lien indéniable entre sommeil paradoxal et mémoire et l’implication probable du phénomène dans différents processus, un cas très étonnant remet en question les théories sur les fonctions du rêve : un homme au sommeil dépourvu de sommeil paradoxal. Vétéran de l’armée israélienne, cet homme a été blessé au niveau du tronc cérébral, où des éclats d’obus sont restés logés. Ces lésions cérébrales sont à l’origine d’une absence totale de sommeil REM sur la plupart des enregistrements de son sommeil. Lorsqu’il est présent, il constitue seulement de 2 à 5% du temps de sommeil de ce patient, alors qu’il représente 20 à 25% du temps de sommeil d’un homme sain du même âge. On s’attendrait alors à ce que les capacités intellectuelles de cet homme soient diminuées et notamment à ce que sa mémoire soit impactée. Pourtant, ce n’est pas le cas, comme il l’a prouvé tout au long de ses études puis en tant qu’avocat. Alors que l’on cherche à attribuer une fonction potentiellement vitale au sommeil paradoxal, il semble étrangement tout à fait possible de s’en passer.
Au contraire, d'autres arguments prouvent que son apparition et son maintien chez les homéothermes est la preuve de l'existence d'une fonction à ce phénomène. On a vu dans le B de la partie 2 combien le sommeil paradoxal était dangereux chez les animaux et en particulier chez les proies. Il est donc peu vraissemblable que cet état relativement dangereux ait été conservé pendant des dizaines de millions d’années s’il n’avait eu aucune fonction.
Un autre argument en faveur de l'existence d'une fonction au sommeil paradoxal repose sur le phénomène de convergence évolutive. La convergence évolutive correspond à l’apparition chez deux espèces non directement apparentées de caractères semblables, souvent liés à leur environnement, mais plus généralement à une contrainte qu'elles doivent toutes deux affronter. Ledit caractère leur permet alors d’être mieux adaptées à leurs conditions de vie.
Chez les mammifères et les oiseaux, l’apparition de l’homéothermie – et ses contraintes énergétiques – s’est accompagnée de la disparition de la neurogenèse continuelle – avec donc une contrainte sur le maintien des comportement stéréotypés. Les espèces des deux classes sont donc soumises à un nouveau lot de contraintes qui leur sont propres. D’autre part, on a vu que seules ces espèces ont vu émerger du sommeil paradoxal et ce, de manière parallèle. Ce troisième état du cerveau possèderait donc une fonction qui permettrait aux mammifères et aux oiseaux d’affronter les contraintes liées à leur homéothermie.
C. Les théories sur les fonctions du rêve
De nombreuses théories psychologiques du rêve existent, notamment dans le domaine de la psychanalyse pour laquelle le rêve est le témoin de l’inconscient. Pour Freud, qui est le fondateur de la théorie psychanalytique du rêve, le rêve serait une façon pour le rêveur de satisfaire des désirs ou souhaits refoulés et transgressifs. Le rêve serait donc une clé pour comprendre l’inconscient et les désirs refoulés d’un individu. Cependant, cette théorie est mise à distance par Jung, d’accord avec le fait que le rêve a un rapport avec l’inconscient, mais selon qui le rêve est une façon pour l’individu d’établir un équilibre psychique, c’est ce qu’il appelle la fonction complémentaire ou compensatrice du rêve. Le rêve aurait aussi pour Jung une fonction prospective, c’est-à-dire que le rêve donnerait d’une certaine façon des solutions à un individu par rapport à ses problèmes. Il permettrait en outre une transformation de la personnalité et permettrait ce que Jung appelle « l’individuation » :
[l'individuation est] le processus par lequel un être devient un in-dividu psychologique, c’est-à-dire une unité autonome et indivisible, une totalité
(Jung Carl Gustav, Jaffé Aniela, Cahen Roland et Le Lay Yves, 1996, Ma vie: souvenirs, rêves et pensées, Paris, Gallimard)
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Freud et Jung, les deux pères de la psychanalyse |
Ces théories connaissent néanmoins quelques critiques et ne sont pas utilisées pour parler des animaux non-humains. On se concentre plutôt sur les théories neurobiologiques. Il existe sans doute autant de théories (ou d'hypothèses neurobiologiques) concernant les fonctions du rêve qu'il y a de chercheur·se·s dans ce domaine elles se déclinent à l’infini et nous allons tenter d’en déceler les principes.
Selon certaines théories le rêve lors du sommeil paradoxal sert à entretenir la vision binoculaire grâce au REM (rapide eye movement) caractéristique de cette phase. Grâce à la très grande activité cérébrale lors de cette période, le rêve permettrait également d’entretenir un état d’excitation suffisant du cerveau pour que l’animal puisse réagir rapidement s’il est réveillé. Le rêve agirait alors comme une sentinelle prête à alerter très rapidement l'animal en cas de danger. En effet l’atonie musculaire lors de cette période se trouve compensée par la vigilance du rêve.
Le rêve est étroitement lié au sommeil paradoxal, et, c’est lors de cette phase du sommeil que nous consoliderions la mémoire procédurale, celle des savoir-faire, des habiletés, comme jouer au foot, ou taper à l'ordinateur par exemple. Par conséquent les théoricien·ne·s se basent sur ces faits pour affirmer que le rêve joue un rôle important dans l’entretien de la mémoire ou au contraire est nécessaire à l’oubli des informations jugées inutiles.
Homo fit non nascitur (on ne naît pas homme, on le devient) ou Homo nascitur non fit ? (on ne devient pas homme, on le naît). L'homme est rêvé, leur répondraient les partisans de cette troisième théorie.
C'est le rêve qui fait chacun d'entre nous différent, puisque c'est à ce moment-là qu'une programmation itérative vient effacer les traces de tel ou tel apprentissage, ou au contraire les renforcer, si elles sont en accord avec la programmation génétique du rêve (car les neurones des homéothermes ne se divisent plus, contrairement à ceux des poïkilothermes).
(Jouvet Michel, « L’histoire naturelle du rêve »,. Le sommeil, les rêves et l’éveil. Adresse : http://sommeil.univ-lyon1.fr/articles/jouvet/histoire_naturelle/print.php [Consulté le : 12 janvier 2021])
Pour exposer cette théorie, Michel Jouvet part des constats phylogénétiques et ontogénétiques évoquées précédemment ainsi que du constat que l’on observe des ressemblances psychologiques parfois frappantes entre deux vrais jumeaux ou jumelles élevés séparément. Il doit donc y avoir un moyen de conserver l’individuation psychologique, notamment les instincts chez les animaux. Il propose alors une hypothèse : le sommeil paradoxal serait le gardien de cette individuation psychologique. À cause de la plasticité cérébrale, les circuits intervenant dans la programmation cérébrale sont modifiés pendant la journée, et d’autres se créent. Le sommeil paradoxal servirait à rétablir les circuits modifiés et à valider les nouveaux, profitant de l’atonie musculaire pour activer les réponses à ces circuits sans mettre en danger l’individu.
Au cours du sommeil, il y a un dialogue entre trois zones du cerveau, la région de la mémoire, celle des émotions et celle de la cognition. Des chercheurs ont mené une expérience intéressante chez des sujets sain·e·s, d’horribles images leurs sont montrés deux fois : celleux qui dorment entre temps n’ont plus la même stimulation de la zone des émotions contrairement à celleux qui ne dorment pas. Les émotions seraient donc « digérées » pendant la nuit. L’hypothèse est que nous rejouons les expériences négatives pendant la nuit pour les dégrader. Nous coupons en petits morceaux des ressentis émotionnels et des souvenirs et nous associons des choses qui n’ont rien à voir entre elles pour les assimiler. Par exemple, au lieu d’un monstre qui me fait très peur, je vais rêver de ma sœur qui me fait un petit peu peur… Tant que la boucle fonctionne, la désensibilisation à l’émotion se fait. Mais si l’émotion est trop forte, elle vous réveille et c’est à ce moment-là qu’on parle de cauchemar. Le mauvais rêve aurait donc des bénéfices et le cauchemar est un échec de ce processus, l’émotion est tellement forte qu’elle réveille la personne et elle ne peut pas être digérée et tant qu’elle n’est pas digérée le cauchemar revient.
Partie 1 : Les mécanismes du rêve et leur découverte...
Partie 2 : ...qui permettent la construction d'une phylogenèse du rêve
Partie 3 : L’établissement d’une phylogenèse du rêve permet-il d’émettre des hypothèses quant à sa fonction ?
Bibliographie :
Hennevin Elizabeth, Leconte Pierre et Bloch Vincent, 1974, « Augmentation du sommeil paradoxal provoquée par l’acquisition, l’extinction et la ré-acquisition d’un apprentissage à renforcement positif »,. Brain Research, vol. 70, n° 1, p. 43‑54.
Jouvet Michel, « L’histoire naturelle du rêve »,. Le sommeil, les rêves et l’éveil. Adresse : http://sommeil.univ-lyon1.fr/articles/jouvet/histoire_naturelle/print.php [Consulté le : 12 janvier 2021]
Jouvet Michel, 2000, Pourquoi rêvons-nous, pourquoi dormons-nous ?: Où, quand, comment ?, Odile Jacob
Jouvet Michel, 2000, Le Sommeil et le Rêve, 2ème édition. Odile Jacob
Jung Carl Gustav, Jaffé Aniela, Cahen Roland et Le Lay Yves, 1996, Ma vie: souvenirs, rêves et pensées, Paris, Gallimard
Lacrampe Corine, 2002, Dormir, rêver : Le Sommeil des animaux, Paris, Iconoclaste.
Lavie Peretz, 1998, Le Monde du sommeil, Paris, Odile Jacob
Magidov Efrat et al., 2018, « Near-total absence of REM sleep co-occurring with normal cognition: an update of the 1984 paper »,. Sleep Medicine, vol. 52, p. 134‑137
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