Présentateur télé polémique VS chercheurs avertis

 

Légende : Le fléau de la peste frappe les populations de manière irrationnelle, inexplicable. Il s'abat sur les Hommes sans distinction d'âge, de sexe ou de classe sociale… Alors comment s'en protégeait-on ? Après avoir passé déjà plus d'un an avec des masques au quotidien, regardons ce masque de protection de l'époque ! 


          En 2005, La télévision restait encore un des médias principaux avec une grande audience… Nous allons donc mettre en scène nos deux auteurs qui sont reçu par une chaine de télévision sur un plateau pour y faire la promotion de leur étude scientifique, et d’en assurer la vulgarisation car leur article peut être difficile d’accès.

 

Le présentateur est seul sur le plateau, parfaitement immobile. Puis le public rentre depuis le dos du plateau face au caméras éteintes. Il fait le tour de la salle pour aller s’assoir sur les deux rangées de gradins. Le brouhaha se tait progressivement, seul quelques rires fusent devant le présentateur toujours immobile et impassible.

 

Soudain un compte à rebours se lance, c’est le signal, les caméras s’allument, le présentateur s’anime

 

Présentateur (enjoué, plein d'énergie comme si il sortait d'un somme) : Bonjour à toutes et à tous. Pour cette émission de ce soir, nous allons recevoir sur le plateau Marie Hélène Congourdeau et Mohammed Melhaoui qui vont venir nous parler du travail historique et scientifique qu’ils ont réalisé en binôme qui s’intitule La perception de la peste en pays chrétien byzantin et musulman. Votre article porte sur les convergences et divergences scientifiques et théologiques d’explications, d’interprétations et de remèdes adoptés par ces deux civilisations vis-à-vis de la peste bubonique de Justinien (541-767 après J.C.). Cet article est disponible dans la Revue des études byzantines, Institut Français d’Etudes Byzantines/Peeters, 2001, entre les pages 95 et 124. 

 

Donc Marie Hélène Congourdeau vous êtes agrégée d’Histoire depuis 1971 et chargée de recherche au CNRS depuis 1981. Vous êtes spécialiste de l’Histoire Byzantine puisque vous êtes membre du comité de rédaction de la revue des études byzantines depuis 1983 et secrétaire du comité français des études byzantines depuis 2000. Est bien cela ?

 

Marie-Hélène : Oui tout à fait

 

Vous êtes donc une des historiennes françaises les plus qualifiée à propos de l’histoire de la civilisation byzantine ?

 

Marie-Hélène (ne tombant pas dans le piège du présentateur) : Ce n’est évidemment pas à moi de le dire.

 

Présentateur (adoptant un ton cajoleur) : Ne vous en faites pas vos travaux parlent pour vous. Nous vous remercions en tout cas d’avoir pu vous libérer pour être avec nous ce soir. 

 

Mais vous n’êtes pas venu seule ce soir car cet article en question, vous ne l’avez pas réalisée toute seule mais en collaboration avec un de vos collègue, Mohammed Melhaoui. Bonjour monsieur…

 

Mohammed : Bonjour !

 

Présentateur :  Donc M. Melhaoui vous avez soutenu votre thèse d’histoire en 1997 sur l’épidémie de la peste noire dans le monde musulman médiéval et occidental puis vous avez achever cette année votre ouvrage intitulé Peste, contagion et martyre. Histoire du fléau en Occident médiéval (2005) c’est cela ?

 

Mohammed : Oui tout à fait.

 

Présentateur : Vous n’avez donc pour le moment publié qu’un seul ouvrage… ainsi j’imagine que cet article occupe une place très importante dans votre carrière. 

 

Mohammed : bien sûr ! Mais cela aurait été le cas même si j’avais publié de nombreux ouvrages auparavant.

 

Présentateur : Évidemment. Mais ce que je voulais signaler c’est, qu’au sein de la communauté scientifique, pouvoir collaborer avec une historienne reconnue comme Marie Hélène Congourdeau a dû vous donner beaucoup de visibilité et de crédibilité. N’est-ce pas ? Ou au contraire cela vous mettait-il la pression ? 

 

Marie-Hélène (coupant Mohammed interloqué) : Nous avons énormément apprécié travailler ensemble, et comme nous avons chacun notre méthode de travail et de recherche différente nous avons pu nous échanger mutuellement au cours de notre travail.

 

Présentateur : A ce propos, vous dites que votre collaboration c’est bien passée ; quelle était votre organisation pour la réalisation de votre étude ? Y-a-t ’il eu des frictions entre vous ? Ou à l’inverse du soutien mutuel ? 

 

Mohammed : Pour l’organisation de l’étude, étant chacun spécialiste d’une des deux civilisations que nous traitons, nous avons décidé d’établir une étude comparée où l’on tente d’expliquer les réactions face à la peste de la culture dont on est spécialiste. Cependant nous avons réalisé ensemble, sans aucune friction, la problématisation de l’étude afin que l’on tente de répondre aux mêmes questions ce qui permet de faire ressortir les différences et les similitudes entre le monde byzantin et le monde musulman au sujet de la peste. 

 

Marie-Hélène : Cette manière de travailler à deux que nous avons trouvés fut très fructueuse car chacun relisait les travaux de l’autre et on échangeait constamment sur les façons dont on abordait les sources ce qui nous a permis d’être plus objectif et neutre dans notre analyse. 

 

Présentateur : Mais dans quel objectif avez-vous adopté cette démarche méthodologique, quelle était la visée scientifique de votre article ? 

 

Marie-Hélène : Comme l’a dit Mohammed, l’intérêt de notre démarche est donc de mettre en lumière les similitudes et différences de comportements adoptés face à la peste dans ces deux sociétés. Il faut pour cela étudier les points communs et divergences des explications scientifiques et théologiques des causes de la peste que ces civilisations fournissent.  Notre article a donc pour objectif de montrer que les points communs comme les différences de perception de la peste entre les deux aires culturelles, sont tous justifiable historiquement, géographiquement et théologiquement et qu’ils ne relèvent pas de l’aléatoire. 

 

Mohammed : Par exemple, les deux sociétés étant très religieuses, elles produisent de nombreuses interprétations et explications théologiques de la peste. Pourtant au sein des deux cultures, on retrouve cette même volonté, héritée de la tradition rationaliste grecque de la médecine, de mélanger les causes théologiques à des causes et explications naturelles et biologiques de la peste. Ainsi les médecins byzantins et musulmans reprennent la théorie humorale d’Hippocrate et de Galien par exemple.

 

Marie-Hélène : Mais comme vous vous en doutez surement, au sein des deux sociétés, il y a parfois des querelles entre explications théologiques et naturelles qui ne sont pas toujours compatibles. Ainsi on peut observer des légères différences entre les deux cultures. Par exemple au sein des mondes musulmans, de nombreux théologiens sont médecins ; Ceci facilite la conciliation des deux types d’explications tandis que les querelles entre médecin d’un côté et théologien de l’autre sont un peu plus fréquentes dans le monde byzantin.  

 

Présentateur : Dans ce cas, si les différentes explications se contredisent, comment savoir lesquels sont suivies par les populations ? 

 

Marie-Hélène : Les populations dans la plupart des cas sont plus sensibles aux explications religieuses mais ces dernières sont hétérogènes, n’interprètent pas la maladie de la même façon et par conséquent les remèdes et comportement proscrit diffèrent. Ainsi Nous consacrons tout une partie de notre étude à la question de la fuite du croyant face à la peste en tant que châtiment divin.  

 

Mohammed : Pour ce qui est des médecins, les populations ne les écoutent pas toujours. Ainsi, pendant la peste de Justinien et ce même jusqu’à la peste noire, beaucoup de médecins, fidèles à la théorie humorale, nier l’existence de la contagion. Tandis que les populations, confrontés plus empiriquement à la maladie, admettent sans problème l’idée de la transmission de la maladie par le contact. Une autre différence entre les musulmans et les byzantins est d’ailleurs le fait que les médecins musulmans ont compris bien plus vite l’importance de la contagion dans la propagation de l’épidémie. Cela est due en partie à des facteurs géographiques. Les musulmans sont depuis longtemps confrontés à des épizooties (une épidémie animale) qui dévastent les troupeaux de chameaux et conçoivent donc plus facilement, du fait de leur expérience la notion de contagion. 

 

Présentateur : Les médecins musulmans ont peut-être compris la contagion plus vite également parce que le dialogue entre les savants et la population devait être plus important non ? 

 

Mohammed : A ce stade nous en sommes réduits aux suppositions, les sources ne nous permettent pas de le dire. Ce qui est sûr c’est que les rapports établis entre savants, théologiens et population sont très différent au sein des deux sociétés. 

 

Présentateur : Concernant les sources justement, comment expliquez vous que la plupart soient des sources savantes ou littéraires ? 

 

Marie-Hélène : Tout d’abord, la question de l’origine transcendantale de la peste a transformé un problème de santé publique en un problème religieux et sociétal. Ainsi, il y a eu donc au sein des deux cultures des débats et échanges polémiques sur des questions scientifiques et théologiques portant sur la peste dont nous conservons quelques traces. Ces sources écrites nous permettent de reconstruire une idée assez précise de la perception qu’avaient les populations byzantines et musulmanes de la peste. Ensuite les sources relatives à la peste sont souvent plus littéraires que administratives car, et c’est d’autant plus vrai pour la peste noire, les grandes épidémies se remarquent par des « trous noirs », des vides dans les archives cléricales et politiques. 

 

Présentateur : Mais si la peste se manifeste d’abord par un vide dans les archives, hormis les traités et les lettres des savants, quelles sont les sources que vous avez utilisées pour produire votre réflexion ?

 

Mohammed : Les sources que nous avons utilisées peuvent être de nature très différente, ainsi il ne faut pas les interpréter de la même façon. Il faut aussi réfléchir sur les sources dont les populations disposaient à l’époque pour appréhender la maladie, ces dernières nous permettent de mieux interpréter les sources contemporaines à la période que l’on étudie. Ainsi beaucoup de nos sources sont religieuses, que ce soit la Bible, le Coran, les hadiths du prophète ou encore les récits de la vie des saints, ce qu’on appelle des sources hagiographiques.

 

Présentateur : Le fait qu’une grande partie de vos sources soient des sources religieuses doit représenter une difficulté supplémentaire pour vos interprétations non ? Certaines de ces sources religieuses sont elles communes aux deux empires ? Pouvez-vous les appréhender ensemble ?

 

Marie-Hélène : En effet, certaines sources, bien que peu nombreuses sont communes aux deux cultures. En revanche, même lorsque l’un de nous utilise une source spécifique à sa spécialité, l’autre réfléchit avec lui aux divers moyens de l’interpréter, de la nuancer. Par exemple, une des difficultés principales que nous avons rencontrées pour faire notre étude fut de pouvoir estimer la distance entre les comportements et remèdes proscrits dans les écrits théoriques et les pratiques des populations dans la réalité. De plus notre étude porte sur une zone géographique très vaste et il est difficile de mesurer les disparités entre les régions et au sein des régions nous n’avons pas assez de sources pour cela.

 

Présentateur (ton goguenard) : En parlant de zones géographiques… Mohammed vous êtes spécialiste de l’Occident musulman au Moyen Age, par conséquent vous utilisez beaucoup de sources andalouses ou maghrébines mais aucune venant du Proche Orient ou de la péninsule arabique, on avait la même perception de la peste en Espagne et en Syrie ? 

 

Mohammed : En effet, les mondes musulmans étant divers, avec plusieurs courants religieux, très étendus et se développent pendant tout le Moyen-Age. Je ne suis donc spécialiste que d’une zone restreinte à l’Occident, ce qui ne m’empêche pas d’aller chercher des informations dans des sources venant d’Irak par exemple, mais je risque de moins bien les interpréter car ma connaissance du contexte sera moins précise que si la source en question est une lettre d’un médecin andalou. De plus comme nous avons moins de sources relatives à la peste de Justinien que à la peste noire, nous reconstruisons les possibles représentations de la peste qu’avaient les populations à l’aide de texte à propos de la peste noire qui sont très nombreux en Andalousie. 

 

Marie-Hélène (venant à la défense de Mohammed) : C’est pareil pour moi, il y a dans le monde chrétien deux courants religieux et deux cultures, je nuis spécialiste que du monde byzantin et dans notre étude je ne serai pas capable de renseigner aussi bien la perception de la peste en occident chrétien que dans le monde byzantin.

 

Présentateur (jetant un coup d’œil à sa montre) : Voilà qui est très intéressant… euh… eh bien l’interview touche à sa fin ! Avant de vous remercier d’être venu sur le plateau ce soir j’avais une dernière question à vous posez à propos d’un point que je n’ai pas compris dans votre étude. Vous semblez dire que la peste de Justinien soit la première pandémie réelle de peste bubonique, mais pourtant vous utilisez des sources antérieures qui mentionnent d’autres épidémies de peste auparavant non ? 

 

Marie-Hélène : Oui tout à fait. C’est un phénomène très intéressant à traiter historiquement. J’imagine que vous faites référence à Thucydide qui évoque la peste d’Athènes ? 

 

Présentateur : Oui par exemple…

 

Marie-Hélène : En fait, durant l’antiquité et le Moyen-Age, le mot de peste désigne plus généralement une catastrophe de grande échelle, et donc une maladie quelconque qui ravage une région. Ce mot de peste est souvent associé à l’expression de fléau pour désigner sa provenance divine. La peste signifie en fait ce contre quoi la médecine et la religion sont impuissantes. Ce n’est qu’a la fin du XIXe siècle, que le terme de peste devient scientifique et désigne une maladie spécifique. 

 

Présentateur : Ah… et donc dans ce cas si les populations de l’antiquité désignaient ces maladies par le mot peste, cela donne déjà un premier indice de la représentation qu’ils en avaient. Ils concevaient les pestes comment des catastrophes contre lesquelles on ne peut se défendre. 

 

Mohammed : En effet, ce peut être un argument. Même si les populations semblaient tout de même penser que certains remèdes pouvaient être efficace. 

 

Présentateur : A propos des remèdes, pour finir je vous pause juste la question des internautes (c’est notre rubrique de fin d’interview) qui nous est posée aujourd’hui par @RodolpheLeSagedu59 : « quelles sont les comportements les plus absurdes qui ont été observés face à la peste ? »

 

Mohammed : Il y a en effet de nombreuses anecdotes très drôles sur les réactions et explications que suscitaient la peste au sein des populations. Par exemple certains savants musulmans soutenaient l’idée que l’épidémie était due à l’angle anormal que formait Mars et Jupiter dans le ciel, ou à une nouvelle constellation qui était apparue … rappelons que l’astrologie était considérée comme une science à l’époque.

 

Marie-Hélène : Une autre anecdote que l’on rapporte souvent dans les réactions irrationnelles des byzantins face à la peste est due à une rumeur qui s’est propagée au moins aussi vite que la maladie. Cette rumeur disait que les miasmes de la maladie étaient contenus dans les récipients. Ainsi, toute une cité décida de briser et balancer tous les vases dans les rues… sans succès malheureusement. 

 

Mohammed : Mais il ne faut pas trop rire de ces explications irrationnelles qui ont parfois des conséquences sordides comme l’expulsion de la communauté juive de la ville de Sparte car elle était tenue responsable de l’épidémie et acheva de renforcer l’imaginaire antisémite européen. 

 

Présentateur (se tournant vers Marie-Hélène adoptant un ton blagueur) : S’il est toujours rabat-joie comme cela ce ne doit pas être très drôle de travailler avec lui ! Nous finissons donc cette émission sur cette perspective… réjouissante n’est-ce pas ?

 

(Les deux chercheurs se regardent l’air interdit et se contentent de hocher la tête.) 

 

Présentateur : La semaine prochaine nous recevrons un spécialiste en émotion humaine qui viendra nous parler de la possibilité du polyamour. Alors… soyez parmi nous ! 

 

 

PUB Pour des lingettes … Monsieur propre ?    FIN

 

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