Partie 1 : Les mécanismes du rêve et leur découverte...

A. Comment le rêve fonctionne-t-il ?

 

Le rêve est un phénomène survenant lors d’une phase très particulière du sommeil, qualifiée par le neurobiologiste Michel Jouvet de sommeil paradoxal. Ce stade du sommeil est en effet assez surprenant : il mêle des caractéristiques de l’état de veille et de celui de sommeil profond. L’activité cérébrale est rapide, assez semblable à celle de la veille ou du sommeil superficiel. Pourtant, ce stade est très différent de l’éveil puisque le tonus musculaire disparaît totalement. Finalement, cet état se distingue du sommeil et de la veille et constitue un troisième état du cerveau. D’ailleurs, il existe un cas pathologique notoire où le sommeil paradoxal survient durant l’état de veille, montrant bien que cet état peut être dissocié du sommeil : la narcolepsie. Les sujets narcoleptiques entrent en sommeil paradoxal au cours d’une activité éveillée, ce qui peut s’avérer particulièrement dangereux en raison de l’hypotonie musculaire induite par cet état : les patients chutent et il y a un risque d’accident. 

 

 

Si l’on excepte le cas pathologique de la narcolepsie, le sommeil paradoxal ne survient jamais pendant l’éveil. Le sommeil est donc une condition sine qua non de l’apparition de SP. L’endormissement ne survient lui-même que lorsqu’un certain nombre de conditions sont réalisées : l’éveil doit cesser, c’est-à-dire que le cerveau ne doit pas être excité par des signaux de danger et l’animal ne doit pas ressentir de douleur ; la phase d’endormissement doit être située favorablement dans le cycle circadien – certains animaux s’endorment plus facilement le jour, d’autres la nuit.

Tout se passe comme si de nombreux mécanismes empêchaient le sommeil paradoxal de survenir pendant l’éveil et le début du sommeil.

(Jouvet Michel, 2000, Le Sommeil et le Rêve, 2ème édition. Odile Jacob, 86)

   

Deux structures font principalement partie des systèmes permissifs ou systèmes inhibiteurs : le locus coeruleus et le raphé dorsalis. La première fait partie du système d’éveil et le deuxième est active pendant l’éveil, l’endormissement et le sommeil léger. L’inactivation de ces systèmes pendant le sommeil paradoxal s’accompagne d’une baisse de température du cerveau, possiblement liée à des aspects énergétiques. Le sommeil paradoxal ne peut donc survenir que si toutes ces conditions sont réunies. On peut noter l’importance du sentiment de sécurité dans ces systèmes permissifs : l’animal ne peut rêver que s’il est en sécurité.

 

 

Par ailleurs, le sommeil paradoxal aussi nommé sommeil de rêve, succède au sommeil lent. Il en est aussi différent que le sommeil lent est différent de l'éveil. Il a été nommé « paradoxal » par Michel Jouvet, devant le contraste entre un sujet complètement endormi, détendu, et l'enregistrement EEG d'une activité électrique corticale intense, avec des ondes rapides, peu amples, très proches de celles de l'éveil actif. Ce sommeil représente 20 à 25 % du sommeil total, soit près de 2 heures par nuit. Pendant le sommeil paradoxal, notre visage est le reflet de l'activité onirique. Il est mobile, expressif, plus « social » qu'en sommeil lent. Les paupières sont fermées, mais les yeux bougent très rapidement et ces mouvements sont visibles au travers des paupières (c’est le sommeil à mouvements oculaires rapides des Anglo-Saxons : REM Sleep). Le pouls et la respiration sont aussi rapides qu'en phase d'éveil, mais plus irréguliers. Il peut de temps à autre exister quelques brefs mouvements corporels, mais, en pratique, la caractéristique de ce sommeil paradoxal est une hypotonie musculaire intense. Nous sommes complètement détendus, étalés, muscles relâchés, doigts ouverts. Endormi en position instable, la tête s'écroule, le corps se laisse tomber. Il existe une véritable paralysie transitoire qui, bien sûr, disparaît dès que nous sommes réveillés ou dans une nouvelle période de sommeil lent.

 

 

 

B. Est-il pertinent d’étudier le rêve dans un laboratoire ?

 

Grâce à de nouvelles technologies, des chercheurs allemands, états-uniens, panaméen et suisse ont pu enregistrer le sommeil d’animaux à l’état naturel et non dans les conditions de laboratoire. Ils rendent compte de leurs résultats dans un article publié en 2008. 

it is unclear to what extent the unnatural laboratory environment affected time spent sleeping

(Rattenborg Niels C et al., 2008, « Sleeping outside the box: electroencephalographic measures of sleep in sloths inhabiting a rainforest »,. Biology Letters, vol. 4, n° 4, 402‑405)

 

Ils prennent pour exemple phare le paresseux, qui « n’est pas si paresseux, après tout » (World Science Festival, 2015, The Mind After Midnight: Where Do You Go When You Go to Sleep?, Adresse : https://www.youtube.com/watch?v=stXhGMVJuqA [Consulté le : 14 novembre 2020])

 

 

Le paresseux est-il aussi paresseux qu'on le prétend?
 

 En effet, alors que les mesures effectuées en laboratoire donnaient les résultats très élevés de 15,85 heures de sommeil par jour, les paresseux relâchés dans la nature avec un électroencéphalographe* portable sur la tête ne dorment finalement que 9,38 heures par jour. Cela remet en cause la manière dont étudie le sommeil en laboratoire, car si le paresseux dort moins dans la nature, d’autres animaux pourraient se sentir en danger en captivité et moins dormir. Il est même impossible de prévoir l’effet qu’ont les conditions du laboratoire sur la qualité et le temps de sommeil des animaux.

 

 

Néanmoins, l’étude en laboratoire a permis des avancées importantes voire capitales dans la façon d’appréhender le sommeil de nombreuses espèces, malgré les conditions artificielles et potentiellement stressantes qu’elle implique.

 

D’abord, les espèces domestiques ou élevées en laboratoire sont moins sujettes au stress au cours d’études effectuées sur leur sommeil dans la mesure où l’environnement leur est familier. Une expérience notoire du neurophysiologiste Michel Jouvet, réalisée sur des chats - animaux domestiques probablement peu perturbés par les conditions de l’expérience - illustre particulièrement bien le fait que des comportements naturels du sommeil peuvent être observés en laboratoire. En sectionnant très précisément une partie du tronc cérébral de chats, Michel Jouvet a pu mettre en évidence les actions que les chats accomplissaient en rêve. En effet, durant le sommeil paradoxal, on observe une perte de tonus musculaire de tout le corps, sauf des yeux, dont l’activité se trouve alors très importante. Durant l’expérience, les mouvements effectués par les chats durant leur sommeil onirique étaient totalement indépendants de leur environnement.

 

 

 

L'étude du sommeil du chat en laboratoire est-elle pertinente ?
Jouvet Michel, 1967, « The states of sleep »,. Scientific American, vol. 216, n° 2, p. 62‑75, 3

Il est donc possible d’étudier des comportements liés au sommeil en laboratoire sans que les conditions n’influencent les résultats. De plus, la recherche sur le sommeil se concentre principalement sur l’étude et la compréhension du sommeil humain. Or, pour les humains, les conditions de laboratoire ne représentent pas nécessairement un environnement réellement stressant :

La majorité [des patients] s'endort dans un laps de temps allant de dix à quinze minutes.

 (Lavie Peretz, 1998, Le Monde du sommeil, Paris, Odile Jacob, 25)

 

 


Il est également important de considérer le fait que les études effectuées en laboratoire visent le plus souvent à observer et comprendre les mécanismes du sommeil, et non les comportements des individus durant le sommeil, variables et propres à chaque espèce.

 

Les trois sources principales d’information étudiées en laboratoire sont les ondes cérébrales, les mouvements des globes oculaires et le tonus musculaire. Ces trois sources de données renseignent sur les stades du sommeil que l’individu traverse et les manifestations physiques qu’ils engendrent. Pour repérer l'endormissement, on repère par exemple un relâchement musculaire et une modification de l’activité électrique du cerveau. D’ondes bêta d’une fréquence extrêmement rapide et de faible voltage durant l’éveil, le cerveau passe progressivement à des ondes alpha, de fréquence moindre et de voltage plus élevé. Des transitions similaires surviennent lors des passages aux stades suivants du sommeil.

 

Ces mécanismes ne sont pas modifiés par des conditions de sommeil inhabituelles. Ainsi, même si certains comportements, notamment animaux, peuvent être différents selon les conditions d’expérimentation, cela n’influence pas nécessairement les données de l’étude.

 


 

C. Y a-t-il un isomorphisme entre le rêve et le sommeil paradoxal ?

 

Nous avons donc vu que le rêve est un élément important du sommeil paradoxal. Si l’on réveille des individus humains dans leur phase de sommeil paradoxal, ils affirmeront à 95% qu’ils étaient en train de rêver. Pourtant, le rêve n’apparait pas uniquement lors du sommeil paradoxal. Il apparait également à hauteur de 5 à 10% au cours du sommeil lent, souvent plus long vers la fin du sommeil et dans la phase matinale du cycle circadien, mais les récits faits des rêves qui ont lieu lors du sommeil paradoxal sont généralement plus longs. Les rêves du sommeil paradoxal sont donc plus développés. D’ailleurs, des personnes dont certaines parties du pont cérébral responsables du sommeil paradoxal ont été détruites à cause de maladie spontanée ou d’une lésion traumatique dans le cerveau continuent de rêver. Sur 26 des personnes dans ce cas reportées, une seulement ne rêve plus. Le sommeil paradoxal ne semble donc pas absolument nécessaire au rêve. (Solms Mark, 2019, « L’interprétation des rêves et les neurosciences »,. Journal de la psychanalyse de l’enfant, vol. 9, n° 1, 7)

 

 

Le sommeil de l’être humain étant celui qui est le plus connu des chercheur⋅euses, nous pouvons nous demander si l’étude du sommeil des animaux non-humains n’est pas influencée par cette connaissance prédominante. En effet, on a tendance à considérer parfois le sommeil des animaux non-humains en comparaison à celui des humaines, considéré comme le plus évolué, ce qui peut entraîner une forme d’anthropisation des animaux qui ne sont connus et étudiés que pour leurs différences avec l’être humain. On pourrait d’ailleurs se questionner sur la conception que nous avons du sommeil humain comme le plus évolué, puisqu’il est en réalité le plus connu et étudié, et donc celui dont on connait le plus les spécificités. 

 

 

 Si on est capable de repérer clairement le sommeil paradoxal de nombreuses espèces grâce à l’activité électrique de leur cerveau et des manifestations physiques telles que l’aboiement ou des mouvements de queue et de pattes chez le chien, il n’est pas certain que les rêves que les animaux traversent prennent la forme d’une image mentale, comme chez les humains. Néanmoins, des études suggèrent que l’expérience du rêve chez les mammifères est certainement similaire à celle des humains.

 

Pour tenter de mettre en évidence l’existence d’images mentales dans les rêves des animaux, on a dressé un singe à appuyer sur un bouton lorsque certaines images apparaissaient au cours de films qu’il visionnait. Durant son sommeil onirique, le même bouton lui était présenté et le singe a appuyé dessus à plusieurs reprises (Lavie Peretz, 1998, Le Monde du sommeil, Paris, Odile Jacob, 130). L’hypothèse d’un rêve animal prenant la forme d’images semble donc plausible.

 

L’expérience de Michel Jouvet visant à empêcher la perte de tonus musculaire survenant lors du sommeil paradoxal chez des chats (voir B) précise également ce que pourrait-être le rêve d’un animal, ou du moins d’un mammifère. Durant cette expérience, les chats ont adopté des comportements totalement indépendants de tout ce qui se passait autour d’eux, pourchassant des proies invisibles ou fuyant des ennemis inexistants. Ces comportements automatiques qu’aucun stimulus extérieur - pas même de la nourriture -  n’a pu modifier rappellent le somnambulisme chez l’homme. On peut supposer que ces animaux aient agi selon des images mentales générées durant leurs rêves. Enfin, ces images semblent associées à des émotions, chez les humains comme chez les animaux. On constate en effet chez les chats que l’impulsion du rêve dans le cerveau se dirige immédiatement vers la zone du cerveau liée aux émotions avant de rejoindre la zone de la vision.

 

 

 

Introduction

Partie 1 :  Les mécanismes du rêve et leur découverte...

Partie 2 : ...qui permettent la construction d'une phylogenèse du rêve 

Partie 3 :  L’établissement d’une phylogenèse du rêve permet-il d’émettre des hypothèses quant à sa fonction ?

 Conclusion

 

 

Bibliographie :

Jouvet Michel, 1967, « The states of sleep »,. Scientific American, vol. 216, n° 2, p. 62‑75

 

Jouvet Michel, 2000, Pourquoi rêvons-nous, pourquoi dormons-nous ?: Où, quand, comment ?, Odile Jacob

 

Jouvet Michel, 2000, Le Sommeil et le Rêve, 2ème édition. Odile Jacob 

 

Lacrampe Corine, 2002, Dormir, rêver : Le Sommeil des animaux, Paris, Iconoclaste.

 

Lavie Peretz, 1998, Le Monde du sommeil, Paris, Odile Jacob 

 

Rattenborg Niels C et al., 2008, « Sleeping outside the box: electroencephalographic measures of sleep in sloths inhabiting a rainforest »,. Biology Letters, vol. 4, n° 4, 402‑405

 

Sastre Jean-Pierre et Jouvet Michel, 1979, « Le comportement onirique du chat »,. Physiology & Behavior, vol. 22, n° 5, p. 979‑989.

 

Solms Mark, 2019, « L’interprétation des rêves et les neurosciences »,. Journal de la psychanalyse de l’enfant, vol. 9, n° 1 

 

World Science Festival, 2015, The Mind After Midnight: Where Do You Go When You Go to Sleep?, Adresse : https://www.youtube.com/watch?v=stXhGMVJuqA [Consulté le : 14 novembre 2020]  

 

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