Partie 2 : ...qui permettent la construction d'une phylogenèse du rêve

 

           On peut ainsi décrire les mécanismes du sommeil paradoxal grâce à de nombreuses études sur cet état du cerveau chez les animaux. Cependant, c’est en effectuant ce genre d’études que l’on s’est rendu compte que certains animaux n’avaient pas de sommeil paradoxal. Comment expliquer cette rupture d’un point de vue évolutif ?

 A. Phylogénétique : l’apparition conjointe du sommeil paradoxal et de l’homéothermie

arbre phylogénétique du clade des amniotes


Un arbre phylogénétique est un schéma qui montre les relations de parenté entre les différentes espèces. Chaque nœud représente un hypothétique ancêtre commun et tous les animaux de chaque branche possèdent des caractéristiques communes. L’arbre phylogénétique n’est pas unique, il existe de nombreux exemplaires. Un arbre phylogénétique – de nos jours – ne montre aucune hiérarchie entre les espèces mais permet simplement de retracer l’histoire évolutive de chaque famille d’êtres vivants.

la phylogenèse combine deux processus distincts : l’apparition et la transformation des caractères […] ; la multiplication du nombre des lignées et des groupes

(Thaler Louis, 1978, « Phylogenèse »,. Encyclopaedia Universalis, vol. 12., 1069)

  

 Il convient donc, afin de construire un arbre phylogénétique, d’analyser les ressemblances et les différences morphologiques et anatomiques, et parfois moléculaires, de différentes espèces pour établir l’existence d’un lien de parenté.

 

 

Une distinction dans les mécanismes de sommeil se fait entre les animaux poïkilothermes et les animaux homéothermes, bien qu’il n’existe pas de nœud associé à cette distinction dans l’arbre phylogénétique. Les poïkilothermes sont des animaux dont la température corporelle varie avec celle du milieu, on parle parfois d’animaux à « sang-froid », tandis que les homéothermes sont des animaux dont la température interne reste constante indépendamment du milieu extérieur. Les mollusques, poissons, batraciens et reptiles, ainsi que les insectes sont des poïkilothermes et présentent un sommeil moins complexe que celui des homéothermes. En effet, le sommeil des animaux homéothermes, qui correspondent aux oiseaux et aux mammifères, comprend des phases de sommeil paradoxal, contrairement aux poïkilotherme qui n’ont pas du tout de sommeil paradoxal.

 

 

Si les homéothermes partagent indéniablement de nombreuses caractéristiques, il n’existe pas d’ancêtre commun homéotherme : les mammifères et les oiseaux appartiennent tous deux au clade des amniotes, mais le clade contenant les oiseaux – et aussi tous les reptiles, qui sont poïkilothermes – et celui contenant les mammifères sont séparés depuis 300 millions d’années.

 

Certains animaux ne présentent pas de sommeil paradoxal

La convergence évolutive correspond au développement de mêmes caractères chez deux espèces ayant évolué indépendamment, souvent pour s’adapter aux caractéristiques d’un milieu commun. Ici, ce ne serait pas l’environnement, qui aurait amené les deux classes d’animaux, mais des mêmes besoins énergétiques lié à leur homéothermie :

If mammals and birds do not show the same sleep states as their more basal reptilian ancestors, this would suggest convergent evolution of sleep in these two taxa, potentially associated with their homeothermic physiology and higher energy requirements.

(Libourel Paul-Antoine, 2019, Phylogeny of sleep in tetrapods : analysis of evolutionary patterns, electrophysiological and behavioral studies in two squamates species and new methodological perspectives, phdthesis, Université de Lyon. Adresse : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02086610 [Consulté le : 3 novembre 2020], 46)

 

Une autre hypothèse serait que le sommeil paradoxal soit apparu chez un ancêtre commun aux oiseaux, aux mammifères et aux reptiles et ait disparu chez ces derniers. Cependant, on aurait alors pu trouver des traces de ce sommeil paradoxal ancestral chez les reptiles actuels, ce qui n’est pas le cas, rendant cette hypothèse peu probable.

 

 

B. D’un point de vue évolutif

 

Au cours de l’évolution les espèces conservent, grâce à la sélection naturelle, les avantages évolutifs que présentent certaines caractéristiques améliorant la survie dans un milieu, ainsi permettant la reproduction de l’espèce au fil des générations. Lors du sommeil paradoxal, l’animal entre dans une phase de sommeil très profond, l’activité cérébrale reste certes aussi active que lors de l’éveil mais l'animal est presque totalement paralysé.

 

Un troupeau de chevaux mongoliens
Ⓒ Julia Rubinic

Quand ils se trouvent en troupeau, les chevaux par exemple ne s’allongent pour dormir que s'ils se sentent en sécurité. C'est particulièrement vrai en position couchée à plat sur le flanc avec les jambes tendues : dans cette position, le cheval ne sera pas très réactif pour fuir s’il est menacé et il lui faudra plus de temps pour se relever que s’il somnolait debout. En revanche, lors du sommeil paradoxal le cheval se trouve obligé de s’allonger, on repère sa période de rêve par des mouvements oculaires rapides, des mouvements de sabots reflétant un galop et des hennissements. L’exemple du sommeil équin illustre parfaitement le fait que les animaux se trouvent alors plus vulnérables lorsqu’ils entrent dans leur période de rêve. 

 

On a pu observer une différence entre le sommeil des proies et celui des prédateurs. En effet, les prédateurs dorment généralement plus que leurs proies parce qu’ils ne sont pas en danger pendant leur sommeil. Leur sommeil est également plus profond que celui des proies, et comprend plus de phases de sommeil paradoxal, on peut donc supposer qu’ils rêvent plus. Les proies, qui ont donc généralement un sommeil moins profond, utilisent différentes techniques ou stratégies pour se reposer tout en gardant une certaine vigilance. On parle par exemple pour les oiseaux de « sommeil vigile », un état qui apparait plusieurs fois au cours de la journée et dans lequel les oiseaux se reposent, immobiles, les yeux ouverts, en alternant avec des courtes phases de sommeil. L’oiseau garde donc une certaine vigilance tout en se reposant. D’ailleurs, on s’aperçoit qu’en laboratoire, où les conditions de vie des oiseaux sont sécurisées puisqu’il n’y a pas de prédateurs, ce « sommeil vigile » n’a pas lieu et laisse place à un sommeil continu. Cela prouve bien que la différence de durée de sommeil entre les proies et les prédateurs est en partie due à la sécurité.

 


 

 

 

C. Des limites à ce classement

 

Chez certains animaux, la présence - ou l'absence - de sommeil paradoxal reste un mystère.

 

Chez le dauphin, qui devrait donc avoir du sommeil paradoxal puisque mammifère, sa présence n’est pas prouvée. En effet, le sommeil du dauphin est particulier car il ne dort que d’un hémisphère du cerveau à la fois pour pouvoir respirer, la respiration du dauphin étant une respiration volontaire. Quand le dauphin dort, un hémisphère est donc éveillé et l’autre est en sommeil lent. On n’a jamais pu déceler la présence de sommeil paradoxal chez le dauphin, alors que les autres mammifères marins en possèdent. L’otarie, par exemple, qui dort également d’un hémisphère à la fois, a quelques épisodes de sommeil paradoxal au cours de son sommeil. Chez le dauphin, on ne peut pas déceler cette présence, et les autres signes habituels de sommeil paradoxal comme la perte de tonus musculaire et des mouvements oculaires sont absents. Le sommeil du dauphin montre donc une certaine limite à un classement strict des espèces, bien que certains présentent l’hypothèse que ce serait les conditions d’expérimentation qui empêcheraient de prouver la présence de sommeil paradoxal chez le dauphin.

 


 

 

La même question se pose chez les monotrèmes, dont seules deux familles ont subsisté jusqu’à nos jours : les ornithorynques et les échidnés. Les monotrèmes se seraient séparés des autres mammifères il y a 130 millions d’années et pourraient donc donner des indices quant à l’origine du sommeil paradoxal. Les individus des deux familles présentent certaines caractéristiques du sommeil paradoxal mêlées à d’autres du sommeil lent :

un doute s'est installé sur l'existence du S.P. chez l'échidné car il présente des périodes de veille calme, sans tonus musculaire, accompagnées de mouvements oculaires semblables à ceux du SP

(Tafti Mehdi, « Animales rêveries »,. Le sommeil, les rêves et l’éveil. Adresse : http://sommeil.univ-lyon1.fr/articles/savenir/animal/print.php [Consulté le : 11 novembre 2020])

 

Echidné (ⒸBenjamint444) et Ornithorynque (Dr. Philip Bethge)

Il semblerait pourtant que cette approche sommeil lent-sommeil paradoxal ne soit pas adaptée :

The novel sleep structure of the echidna constrains sleep theories by showing that non-REM sleep and REM sleep did not evolve sequentially

(Siegel J.M., 1995, « Phylogeny and the function of REM sleep »,. Behavioural Brain Research, vol. 69, n° 1‑2, p. 29‑34, 32)

 

En effet, il semblerait que les sommeils lent et paradoxal se soient distingués au cours de l’évolution, et non que ce dernier soit apparu au cours d’un sommeil lent déjà présent.

 

 

Chez les oiseaux qui sont, comme les mammifères, des homéothermes, il existe des preuves indiscutables de l'apparition périodique du sommeil paradoxal. Il se caractérise ici aussi par une activation de l'électroencéphalographie (EEG), par des mouvements oculaires rapides et par une diminution du tonus musculaire. Ces épisodes sont très brefs (10 à 20 secondes) mais se répètent souvent au cours du sommeil. Il existe des différences importantes dans l'organisation du sommeil chez différentes espèces. Pendant les migrations, l'albatros ou le martinet peuvent voler sans arrêt pendant de très longues périodes. Il est alors possible que ces oiseaux ne dorment alors que d'un œil et présentent un sommeil hémisphérique unilatéral. Le sommeil unihémisphérique des oiseaux migrateurs a lieu assez souvent et survient alors que les oiseaux tournoient pour s’élever en s’aidant des courants d’air, ce qui suggère qu’ils gardent littéralement un œil ouvert, ils regardent où ils vont.

 


 

 

Introduction

Partie 1 :  Les mécanismes du rêve et leur découverte...

Partie 2 : ...qui permettent la construction d'une phylogenèse du rêve  

Partie 3 :  L’établissement d’une phylogenèse du rêve permet-il d’émettre des hypothèses quant à sa fonction ?

Conclusion



Bibliographie :

Lacrampe Corine, 2002, Dormir, rêver : Le Sommeil des animaux, Paris, Iconoclaste.

 

Lecointre Guillaume et Le Guyader Hervé, 2017, Classification phylogénétique du vivant. 2, Plantes à fleurs, cnidaires, insectes, squamates, oiseaux, téléostéens, Belin


 Lesku John A. et al., 2011, « Ostriches Sleep like Platypuses », E. Balaban éd. PLoS ONE, vol. 6, n° 8, p. e23203.

 

Libourel Paul-Antoine, 2019, Phylogeny of sleep in tetrapods : analysis of evolutionary patterns, electrophysiological and behavioral studies in two squamates species and new methodological perspectives, phdthesis, Université de Lyon. Adresse : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02086610 [Consulté le : 3 novembre 2020] 

 

Siegel J.M., 1995, « Phylogeny and the function of REM sleep »,. Behavioural Brain Research, vol. 69, n° 1‑2, p. 29‑34.

 

Siegel Jerome M., 2008, « Do all animals sleep? »,. Trends in Neurosciences, vol. 31, n° 4, p. 208‑213.

 

Thaler Louis, 1978, « Phylogenèse »,. Encyclopaedia Universalis, vol. 12., 1069

 

Tree of Life Web Project, Adresse : http://tolweb.org/tree/phylogeny.html [Consulté le : 13 novembre 2020].


 

 

  

 

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