A. L’invisibilité des animaux, résultat d’une territorialisation duale induite par des mondes perceptifs cloisonnés
i. Des milieux humains et des milieux animaux bornés par des perceptions différentesChaque être vivant possède un monde propre, constitué par les significations qu’il attribue au milieu objectif dans lequel il évolue, selon son acuité sensorielle biologique. Il existe en effet un milieu extérieur aux individus, Umwelt, soit un environnement physique et observable, partagé par les différents êtres (Von Uexküll, 1934). Par exemple, fourmis, écureuils, lombrics, poules et humains cohabitent dans un jardin. En revanche, il existe autant de mondes intérieurs, dits « vécus » ou Innenwelt, que d’êtres vivants. Ceux-ci dépendent de la relation entretenue par l’individu avec son environnement, de la façon dont il le perçoit et des actions qu’il y effectue en conséquence. Les êtres vivants projettent ainsi leurs perceptions sur un environnement objectif, constituant ainsi leur monde vécu. Selon l’approche sémiotique de l’Umwelt, i.e. le sens attribué au milieu, chaque être vivant a des rapports à un arbre très différents. Les humain.e.s considèrent un arbre comme un bon dossier à l’ombre pour lire, les gendarmes un espace pour vivre ou les oiseaux pour donner naissance. L’arbre ne participe donc pas de la même manière aux différents mondes vécus. Il dépend des invites, soit « des possibilités d’actions singulières d’un corps spécifique sur un environnement partagé » (Gibson in Morizot, 2018). La théorie d’Uexküll explique donc l’anthropocentrisme. Il n’existe en effet pas un monde unique mais plusieurs univers de significations et de façons d’exister. L’adoption de la perspective des autres étant complexe, la compréhension par les humain.e.s des mondes vécus animaux semble alors compromise.
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Gibson James Jerome, Putois Olivier et Romano Claude, 2014, Approche écologique de la perception visuelle, Bellevaux, Éd. Dehors.
Morizot Baptiste, 2018, Sur la piste animale, Actes Sud, p.131
Surel Olivier, 2014, « Jakob von Uexküll : une ontologie des milieux »,. Critique, vol. n° 803, n° 4, p. 306. Adresse : http://www.cairn.info/revue-critique-2014-4-page-306.htm?ref=doi [Consulté le : 15 novembre 2020].
Uexküll Jakob von, Martin-Fréville Charles et Lestel Dominique, 2010, Milieu animal et milieu humain, Paris, Éd. Payot et Rivages.
Morizot Baptiste, 2018, Sur la piste animale, Actes Sud, p.131
Surel Olivier, 2014, « Jakob von Uexküll : une ontologie des milieux »,. Critique, vol. n° 803, n° 4, p. 306. Adresse : http://www.cairn.info/revue-critique-2014-4-page-306.htm?ref=doi [Consulté le : 15 novembre 2020].
Uexküll Jakob von, Martin-Fréville Charles et Lestel Dominique, 2010, Milieu animal et milieu humain, Paris, Éd. Payot et Rivages.
ii. Une territorialisation duale entre mondes humains et « juste place » des animaux
Ces milieux humains et animaux cloisonnés sont inscrits spatialement par une territorialisation duale qui met à distance les animaux. Cette territorialisation est à la fois physique, lorsque les animaux sont éloignés des mondes humains, et métaphorique. La « juste place » (Mauz, 2002) représente en effet l’habitat qu’une espèce animale doit occuper selon les représentations humaines. Cette juste place possède donc une double dimension : elle assigne un lieu et des comportements attendus qui renforcent l’anthropocentrisme : « L’attribution des places a beaucoup à voir avec la façon dont nous envisageons nos relations avec [les animaux] ». C’est le cas de la wilderness (Dehaut, 2021) peuplée par des animaux perçus comme sauvages, représentation sociale fondée sur leur éloignement, autochtonie et autonomie. La wilderness, territoire métaphorique, constitue un lieu éloigné de la civilisation où les humain.e.s vont pour se mettre à l’épreuve. Les animaux dits sauvages sont ainsi invisibles physiquement, car éloignés, et assignés à cette catégorie « sauvage » par les humain.e.s.
La juste place fonde donc un rapport de domination puisque les humain.e.s imposent des lieux de résidence aux animaux. Les humain.e.s ne respectent en outre pas forcément les places d’élection des animaux, puisqu’elles sont manifestées par des présences sonores ou olfactives, langage non partagé par les humain.e.s. La transgression des frontières immatérielles attribuées par les humain.e.s est mal perçue. Ainsi, lorsque les chamois et bouquetins des Alpes françaises (Mauz, 2002) descendent plus régulièrement vers les vallées, les habitant.e.s considèrent qu’ils s’éloignent de leur « habitat naturel ». En dépit de la non-dangerosité des comportements de ces animaux, les humain.e.s s’inquiètent d’une situation dite anormale. Cette incompréhension, résultat d’une assignation de places invisibles, témoigne d’un anthropocentrisme. Une trop grande visibilité des animaux s’observe dans le cas des nuisibles dans la ville (Blanc, 1996). Par exemple, les blattes qui résident en ville ont acquis un statut d’infamie sociale, de parasite qui suscite le dégoût et la répulsion. En effet, leur présence dans un territoire considéré comme humain est présentée comme anormale et dérangeante. Ces animaux sont dits nuisibles parce qu’incontrôlés et non désirés.
Comprendre la territorialisation du point de Vinciane Despret ici !
Ces milieux humains et animaux cloisonnés sont inscrits spatialement par une territorialisation duale qui met à distance les animaux. Cette territorialisation est à la fois physique, lorsque les animaux sont éloignés des mondes humains, et métaphorique. La « juste place » (Mauz, 2002) représente en effet l’habitat qu’une espèce animale doit occuper selon les représentations humaines. Cette juste place possède donc une double dimension : elle assigne un lieu et des comportements attendus qui renforcent l’anthropocentrisme : « L’attribution des places a beaucoup à voir avec la façon dont nous envisageons nos relations avec [les animaux] ». C’est le cas de la wilderness (Dehaut, 2021) peuplée par des animaux perçus comme sauvages, représentation sociale fondée sur leur éloignement, autochtonie et autonomie. La wilderness, territoire métaphorique, constitue un lieu éloigné de la civilisation où les humain.e.s vont pour se mettre à l’épreuve. Les animaux dits sauvages sont ainsi invisibles physiquement, car éloignés, et assignés à cette catégorie « sauvage » par les humain.e.s.
La juste place fonde donc un rapport de domination puisque les humain.e.s imposent des lieux de résidence aux animaux. Les humain.e.s ne respectent en outre pas forcément les places d’élection des animaux, puisqu’elles sont manifestées par des présences sonores ou olfactives, langage non partagé par les humain.e.s. La transgression des frontières immatérielles attribuées par les humain.e.s est mal perçue. Ainsi, lorsque les chamois et bouquetins des Alpes françaises (Mauz, 2002) descendent plus régulièrement vers les vallées, les habitant.e.s considèrent qu’ils s’éloignent de leur « habitat naturel ». En dépit de la non-dangerosité des comportements de ces animaux, les humain.e.s s’inquiètent d’une situation dite anormale. Cette incompréhension, résultat d’une assignation de places invisibles, témoigne d’un anthropocentrisme. Une trop grande visibilité des animaux s’observe dans le cas des nuisibles dans la ville (Blanc, 1996). Par exemple, les blattes qui résident en ville ont acquis un statut d’infamie sociale, de parasite qui suscite le dégoût et la répulsion. En effet, leur présence dans un territoire considéré comme humain est présentée comme anormale et dérangeante. Ces animaux sont dits nuisibles parce qu’incontrôlés et non désirés.
Comprendre la territorialisation du point de Vinciane Despret ici !
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Blanc Nathalie, 2004, « Des milieux de vie à l’écosystème urbain »,. Ecologie & politique, vol. N°29, n° 2, p. 99. Adresse : http://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2004-2-page-99.htm?ref=doi [Consulté le : 15 février 2021]
Blanc Nathalie, 1996, « la relation à l’animal en milieu urbain »,. Courrier de l’Environement de l’INRA, n° 28.
Dehaut Salomée, 2021, Wilderness et nature sauvage, des idées qui font territoire, [conférence]. En ligne.
Estebanez Jean, Gouabault Emmanuel et Michalon Jérôme, 2013, « Où sont les animaux ? Vers une géographie humanimale »,. Carnets de géographes, n° 5. Adresse : http://journals.openedition.org/cdg/1046 [Consulté le : 15 décembre 2020].
Estebanez Jean, 2017, Qu’est-ce que la géographie humanimale ?, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01659338/document
Mauz Isabelle, 2002, « Les conceptions de la juste place des animaux dans les Alpes françaises »,. Espaces et sociétés, vol. 110‑111, n° 3, p. 129‑146.
Blanc Nathalie, 1996, « la relation à l’animal en milieu urbain »,. Courrier de l’Environement de l’INRA, n° 28.
Dehaut Salomée, 2021, Wilderness et nature sauvage, des idées qui font territoire, [conférence]. En ligne.
Estebanez Jean, Gouabault Emmanuel et Michalon Jérôme, 2013, « Où sont les animaux ? Vers une géographie humanimale »,. Carnets de géographes, n° 5. Adresse : http://journals.openedition.org/cdg/1046 [Consulté le : 15 décembre 2020].
Estebanez Jean, 2017, Qu’est-ce que la géographie humanimale ?, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01659338/document
Mauz Isabelle, 2002, « Les conceptions de la juste place des animaux dans les Alpes françaises »,. Espaces et sociétés, vol. 110‑111, n° 3, p. 129‑146.
iii. L’invisibilité des mondes animaux fondés sur le visible et le caché
La territorialisation des animaux explique également leur faible visibilité physique. Les animaux forgent leurs territoires dans l’invisible. Cette invisibilité fonde une condition de leur liberté, mais aussi d’existence de la visibilité elle-même puisqu’il n’y a de visible sans caché (Bailly, 2013). Les territoires animaux constituent en effet des réseaux d’espaces cachés qui offrent la liberté aux animaux de fuir, de recourir à des stratégies d’évitement ou au contraire de sortir de leur cachette. Se montrer visible est alors un choix. Néanmoins, les apparences parfois fugaces des animaux expliquent en partie l’anthropocentrisme. Les humain.e.s voient en effet rarement les animaux et ne peuvent donc prendre conscience de leurs présences.
Par conséquent, les mondes vécus s’effleurent par intermittence. Les territoires cachés soulignent la difficulté pour les humain.e.s de comprendre les mondes vécus des animaux. Le monde représente en effet ce que les animaux perçoivent de leur territoire et se forge donc également à partir des espaces de dissimulation qui ne sont pas perçus par les humain.e.s. Par exemple, les milieux souterrains des taupes sont invisibles pour les humain.e.s qui ne peuvent donc pas percevoir les mondes vécus. Au-delà de la visibilité physique des animaux, il s’agit de percevoir leur ouvert (Rilke), c’est-à-dire les manifestations atemporelles des animaux, comme le passage fugitif du vol des oiseaux. L’ouvert est donc ce que l’humain.e ne voit jamais parce qu’il se tient face au monde, parce qu’il a conscience de la mort des êtres, parce qu’il a une conception finie du temps qui s’oppose à l’instantané des animaux.
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La vision longtemps instinctive des animaux nie la subjectivité de ces derniers. L’instinct est un mode d’adaptation inné, un caractère héréditaire propre à la nature de chaque espèce. Il est une réaction à un stimuli : le comportement animal ne consisterait qu’en une succession de réflexes. On l’oppose à l’acquis, soit l’apprentissage, l’intelligence plus généralement. Lorentz démontre néanmoins que l’instinct ne réagit qu’à une partie des actions des non-humain.e.s. En effet, ces dernières peuvent avoir lieu en l’absence de tout stimulus extérieur. Par exemple, des composantes du comportement animal comme l’appétence, la motivation ou le comportement volontaire, ne résultent pas d’instincts. De plus, s’il existe des comportements d’ origine phylogénétique et inscrits dans le génome (Lorenz, 2007), soit innés, comme l’instinct de survie ou de reproduction, ceux-ci ne sont pas incompatibles avec l’apprentissage. Par exemple, les oisillons ne reconnaissent pas instinctivement leur mère lors de l’éclosion. C’est un processus d’apprentissage prénatal, grâce aux sons perçus au travers de la coquille, qui permet l’assimilation de la figure maternelle. De même, les animaux s’apprennent et transmettent des techniques entre eux. Les loups peuvent par exemple apprendre à son louveteau à pêcher des écrevisses. Enfin, les animaux ont bien une conscience d’eux-mêmes et une intelligence, malgré leur part d’instinctivité. Par exemple, se cacher témoigne de la perception de soi et de la conscience que les autres ont conscience de nous (Portmann, 1948). Les grizzlis, eux, attendent les signes d’une tombée de neige pour rentrer en hibernation. Ainsi, les empreintes jusqu’à leur terrier sont rapidement effacées (Morizot, 2018).
Bailly Jean-Christophe, 2013, Le parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois éditeur.
Bailly Jean-Christophe, 2018, Le versant animal, Montrouge, Bayard Éditions.
Bailly Jean-Christophe, 2009, « La forme animale »,. Le Portique, n° 23‑24. Adresse : https://journals.openedition.org/leportique/2426.
Mattéi Jean-François, 2004, « L’Ouvert chez Rilke et Heidegger »,. Noesis, n° 7. Adresse : https://journals.openedition.org/noesis/28 [Consulté le : 7 janvier 2021].
Rey Maurice, 2011, « Une lecture de Rainer Maria Rilke »,. Le Coq-héron, vol. 204, n° 1, p. 33‑39.
Bailly Jean-Christophe, 2018, Le versant animal, Montrouge, Bayard Éditions.
Bailly Jean-Christophe, 2009, « La forme animale »,. Le Portique, n° 23‑24. Adresse : https://journals.openedition.org/leportique/2426.
Mattéi Jean-François, 2004, « L’Ouvert chez Rilke et Heidegger »,. Noesis, n° 7. Adresse : https://journals.openedition.org/noesis/28 [Consulté le : 7 janvier 2021].
Rey Maurice, 2011, « Une lecture de Rainer Maria Rilke »,. Le Coq-héron, vol. 204, n° 1, p. 33‑39.
B. Des animaux sans visage : l’invisibilité des subjectivités animales dans les perceptions humaines
i. La vision biocentrique des animaux niant les états mentaux de ces derniersLa vision longtemps instinctive des animaux nie la subjectivité de ces derniers. L’instinct est un mode d’adaptation inné, un caractère héréditaire propre à la nature de chaque espèce. Il est une réaction à un stimuli : le comportement animal ne consisterait qu’en une succession de réflexes. On l’oppose à l’acquis, soit l’apprentissage, l’intelligence plus généralement. Lorentz démontre néanmoins que l’instinct ne réagit qu’à une partie des actions des non-humain.e.s. En effet, ces dernières peuvent avoir lieu en l’absence de tout stimulus extérieur. Par exemple, des composantes du comportement animal comme l’appétence, la motivation ou le comportement volontaire, ne résultent pas d’instincts. De plus, s’il existe des comportements d’ origine phylogénétique et inscrits dans le génome (Lorenz, 2007), soit innés, comme l’instinct de survie ou de reproduction, ceux-ci ne sont pas incompatibles avec l’apprentissage. Par exemple, les oisillons ne reconnaissent pas instinctivement leur mère lors de l’éclosion. C’est un processus d’apprentissage prénatal, grâce aux sons perçus au travers de la coquille, qui permet l’assimilation de la figure maternelle. De même, les animaux s’apprennent et transmettent des techniques entre eux. Les loups peuvent par exemple apprendre à son louveteau à pêcher des écrevisses. Enfin, les animaux ont bien une conscience d’eux-mêmes et une intelligence, malgré leur part d’instinctivité. Par exemple, se cacher témoigne de la perception de soi et de la conscience que les autres ont conscience de nous (Portmann, 1948). Les grizzlis, eux, attendent les signes d’une tombée de neige pour rentrer en hibernation. Ainsi, les empreintes jusqu’à leur terrier sont rapidement effacées (Morizot, 2018).
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ii. L’invisibilisation du regard des animaux, dans lequel se lit la subjectivité des êtres
L’absence de perception des visages animaux occulte la subjectivité qui se dévoile dans le regard.
Le regard permet d’approcher l’altérité des animaux. La rencontre, toujours fugace, entre animaux et humain.e.s permet d’approcher les mondes vécus cloisonnés, puisque s’effectue un « côtoiement » (Bailly, 2018) des mondes, une « expérience de la limite » (Moritz in de Fontenay). Le croisement de regards produit une proximité avec « l’étrangeté [d’un animal], cette autre façon d’être au monde » (Bailly, 2018). Les humain.e.s se perçoivent un instant, se reconnaissent dans le regard des animaux.
Ce dernier révèle dès lors les subjectivités animales car il manifeste des mondes de signification, d’un « sens possible, ouvert, encore indéterminé » (Bailly, 2018), et témoigne de la singularité et de l’intentionnalité de l’animal comme sujet regardant. Les animaux ne se contentent pas de voir mais décident d’adresser un regard, de chercher des éléments du monde extérieur par la vue. « Sentir l’aura d'une chose, c’est lui prêter le pouvoir de lever les yeux » (Benjamin, 2018). Donner un visage aux animaux constitue donc une stratégie pour leur attribuer des individualités.
Par la rencontre entre les regards, les animaux soulignent leurs intentionnalités et la perception des humain.e.s comme êtres subjectifs. « Pourquoi certains animaux nous regardent spontanément-ils dans les yeux ? S’ils pensaient que nous sommes de corps mus par des forces physiques, des pierres chutant, des arbres ; ou bien s’ils ne pensaient pas, ils poseraient leur regard indépendamment sur toute la surface du corps, sans trouver nos regards. Ici, le fait qu’ils nous regardent dans les yeux indiquent qu’ils savent quelque chose : il y a une intentionnalité cachée derrière nos yeux, comme s’il y avait quelque chose à voir, comme si nous avions vraiment une âme, trahie dans ce miroir » (Baptiste Morizot, 2018)
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iii. Des animaux sans visage, dénués de subjectivité
L’agentivité des animaux est néanmoins refusée puisqu’est récusée la capacité du regard à faire faire des choses, i.e. produit des effets concrets sur Autrui (Latour, 1994). Les humain.e.s ne conçoivent pas que le regard des animaux puissent les affecter et leur ôtent ainsi toute agentivité. Jacques Derrida dénonce cet inconscient en témoignant du regard d’un chat qui le bouleverse, lui fait ressentir une honte en raison de sa nudité (Derrida, 2006).
Les animaux sont sans visage parce que les humain.e.s ne parviennent à percevoir au-delà des manifestations extérieures. Les descriptions des animaux se fondent ainsi sur des verbes de mouvements et de sons, tels que piailler, mugir, picorer, galoper. Ces verbes d’une part témoignent d’un rapport de domination car, employés pour les humain.e.s, ils dévalorisent ces dernier.ère.s. D’autre part, ces verbes se contentent de décrire sans interroger ou donner du sens aux comportements animaux. Les perceptions humain.e.s sont ainsi immédiates, elles restent à la surface du visible alors que les subjectivités requièrent d’interroger le regard qui « ne se donne pas dans l’immédiateté du sens, [ ...] au mieux il se décrypte et au pis il faut l’imaginer » (de Fontenay, 1998) Les perceptions humaines des animaux ont dès lors tendance à réifier ces derniers. « C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas » (Levinas, 1982).
L’invisibilité des visages animaux nie la responsabilité éthique des humain.e.s qui regardent les animaux. Le visage, parce qu’il révèle l’individu, exprime la transcendance de l’autre, c’est-à-dire la prohibition de la mise à mort de son prochain. « L’accès au visage est d’emblée éthique » (Levinas, 1982) parce qu’il forge cette responsabilité envers l’autre qui nous regarde. Les animaux sans visage sont donc, outre privés d’agentivité et de subjectivité, détachés de cette éthique du regard (Chalier, 2012) qui induit une une protection de la personne qui nous regarde.
Dubouchet Jeanne, 1977,« Chapitre III - Déterminismes des instincts et liberté de l’homme », La Condition de l’homme dans l’univers, Actualités pédagogiques et psychologiques, Paris, Delachaux et Niestlé (programme ReLIRE),p.41‑107.Adresse : https://www.cairn.info/la-condition-de-l-homme-dans-l-univers--9782603001059-p-41.htm.
Litzelmann Jenny, 2010,« 13. Redéfinition des notions d’instinct, d’inné et d’acquis chez Konrad Lorenz », Penser le comportement animal, Natures sociales, Versailles, Éditions Quæ, p.305‑318. Adresse : https://www.cairn.info/penser-le-comportement-animal--9782759204007-p-305.htm.
Lorenz Konrad et Jospin Laurent, 2007, Evolution et modification du comportement l’inné et l’acquis, Paris, Payot & Rivages.
Morizot Baptiste, 2018, Sur la piste animale, Actes Sud.
Portmann Adolf, Dewitte Jacques et Georges Rémy, 2013, La forme animale, Paris, La Bibliothèque.
Litzelmann Jenny, 2010,« 13. Redéfinition des notions d’instinct, d’inné et d’acquis chez Konrad Lorenz », Penser le comportement animal, Natures sociales, Versailles, Éditions Quæ, p.305‑318. Adresse : https://www.cairn.info/penser-le-comportement-animal--9782759204007-p-305.htm.
Lorenz Konrad et Jospin Laurent, 2007, Evolution et modification du comportement l’inné et l’acquis, Paris, Payot & Rivages.
Morizot Baptiste, 2018, Sur la piste animale, Actes Sud.
Portmann Adolf, Dewitte Jacques et Georges Rémy, 2013, La forme animale, Paris, La Bibliothèque.
ii. L’invisibilisation du regard des animaux, dans lequel se lit la subjectivité des êtres
L’absence de perception des visages animaux occulte la subjectivité qui se dévoile dans le regard.
Le regard permet d’approcher l’altérité des animaux. La rencontre, toujours fugace, entre animaux et humain.e.s permet d’approcher les mondes vécus cloisonnés, puisque s’effectue un « côtoiement » (Bailly, 2018) des mondes, une « expérience de la limite » (Moritz in de Fontenay). Le croisement de regards produit une proximité avec « l’étrangeté [d’un animal], cette autre façon d’être au monde » (Bailly, 2018). Les humain.e.s se perçoivent un instant, se reconnaissent dans le regard des animaux.
Ce dernier révèle dès lors les subjectivités animales car il manifeste des mondes de signification, d’un « sens possible, ouvert, encore indéterminé » (Bailly, 2018), et témoigne de la singularité et de l’intentionnalité de l’animal comme sujet regardant. Les animaux ne se contentent pas de voir mais décident d’adresser un regard, de chercher des éléments du monde extérieur par la vue. « Sentir l’aura d'une chose, c’est lui prêter le pouvoir de lever les yeux » (Benjamin, 2018). Donner un visage aux animaux constitue donc une stratégie pour leur attribuer des individualités.
Par la rencontre entre les regards, les animaux soulignent leurs intentionnalités et la perception des humain.e.s comme êtres subjectifs. « Pourquoi certains animaux nous regardent spontanément-ils dans les yeux ? S’ils pensaient que nous sommes de corps mus par des forces physiques, des pierres chutant, des arbres ; ou bien s’ils ne pensaient pas, ils poseraient leur regard indépendamment sur toute la surface du corps, sans trouver nos regards. Ici, le fait qu’ils nous regardent dans les yeux indiquent qu’ils savent quelque chose : il y a une intentionnalité cachée derrière nos yeux, comme s’il y avait quelque chose à voir, comme si nous avions vraiment une âme, trahie dans ce miroir » (Baptiste Morizot, 2018)
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Bailly Jean-Christophe, 2018, Le versant animal, Montrouge, Bayard Éditions.
Benjamin Walter et Duvoy Lionel, 2018, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique
Fontenay Elisabeth de, 1998, Le silence des bêtes: la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard. p.722
Morizot Baptiste, 2018, Sur la piste animale, Actes Sud, p.33
Benjamin Walter et Duvoy Lionel, 2018, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique
Fontenay Elisabeth de, 1998, Le silence des bêtes: la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard. p.722
Morizot Baptiste, 2018, Sur la piste animale, Actes Sud, p.33
iii. Des animaux sans visage, dénués de subjectivité
L’agentivité des animaux est néanmoins refusée puisqu’est récusée la capacité du regard à faire faire des choses, i.e. produit des effets concrets sur Autrui (Latour, 1994). Les humain.e.s ne conçoivent pas que le regard des animaux puissent les affecter et leur ôtent ainsi toute agentivité. Jacques Derrida dénonce cet inconscient en témoignant du regard d’un chat qui le bouleverse, lui fait ressentir une honte en raison de sa nudité (Derrida, 2006).
Les animaux sont sans visage parce que les humain.e.s ne parviennent à percevoir au-delà des manifestations extérieures. Les descriptions des animaux se fondent ainsi sur des verbes de mouvements et de sons, tels que piailler, mugir, picorer, galoper. Ces verbes d’une part témoignent d’un rapport de domination car, employés pour les humain.e.s, ils dévalorisent ces dernier.ère.s. D’autre part, ces verbes se contentent de décrire sans interroger ou donner du sens aux comportements animaux. Les perceptions humain.e.s sont ainsi immédiates, elles restent à la surface du visible alors que les subjectivités requièrent d’interroger le regard qui « ne se donne pas dans l’immédiateté du sens, [ ...] au mieux il se décrypte et au pis il faut l’imaginer » (de Fontenay, 1998) Les perceptions humaines des animaux ont dès lors tendance à réifier ces derniers. « C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas » (Levinas, 1982).
L’invisibilité des visages animaux nie la responsabilité éthique des humain.e.s qui regardent les animaux. Le visage, parce qu’il révèle l’individu, exprime la transcendance de l’autre, c’est-à-dire la prohibition de la mise à mort de son prochain. « L’accès au visage est d’emblée éthique » (Levinas, 1982) parce qu’il forge cette responsabilité envers l’autre qui nous regarde. Les animaux sans visage sont donc, outre privés d’agentivité et de subjectivité, détachés de cette éthique du regard (Chalier, 2012) qui induit une une protection de la personne qui nous regarde.
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L’altérité et l’énigme animale proviennent du silence des bêtes, source d’anthropocentrisme (de Fontenay, 1998). Le « vivant n’est que vivant » : les humain.e.s n’attribuent pas de sens aux sons des animaux, ne conçoivent pas de communication avec eux. Cette incompréhension des significations animales ne permet pas de saisir leurs intériorités. Considérer que les animaux sont privés de logos (de Fontenay, 1998, Derrida, 2006) les prive de langage et de raison transmise par la parole. Cette altérité est performative car elle trace une frontière fondatrice de l’anthropocentrisme. Les êtres doué.e.s de logos ont en effet tendance à l’autocentrement (Derrida, 2006), à une contemplation d’eux-mêmes, seuls êtres dont ils parviennent à expliquer les présences au monde. Dans cette recherche de définition de soi, les humain.e.s cherchent dès lors à se distinguer de l’altérité des animaux en parlant à leur place. En ce sens, le silence des bêtes favorise un rapport de domination car les animaux sont nommés par les humain.e.s (Derrida, 2006). Dès la Genèse, Adam crie ainsi les noms des animaux assujettis à l’Homme, parce que les animaux ne peuvent se nommer eux-mêmes. Dès lors, « la nature (et l’animalité avec) n’est pas triste parce que muette [mais] muette, aphasique [et] endeuillée de ses mots [car] elle reçoit le nom » (Derrida, 2006). Cette dénomination homogénéise de plus les animaux singuliers car elle s’effectue au singulier - on parle de l’animal - et englobe des espèces - le chat, le chien. La notion d’« animot » (Derrida, 2006) qui rappelle cette homogénéisation des animaux privés de mot sous un unique terme souligne ce déni d’individualité et d’agentivité. Le silence des bêtes masque donc les intériorités animales et engendre un rapport de domination résultant d’une nomination des animaux.
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Bailly Jean-Christophe, 2013, Le parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois éditeur.
Bailly Jean-Christophe, 2018, Le versant animal, Montrouge, Bayard Éditions.
Derrida Jacques, 2006, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée.
Fontenay Elisabeth de, 1998, Le silence des bêtes: la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard. p. 683
Kenaan Hagi, Chalier Catherine et Salem Colette Übers, 2012, Visage(s): un autre éthique du regard après Levinas, Paris, Éd. de l’Éclat.
Latour Bruno, 1994, « Une sociologie sans objet ? Note théorique sur l’interobjectivité »,. Sociologie du travail, vol. 36, n° 4, p. 587‑607.
Lévinas Emmanuel et Nemo Philippe, 1982, Ethique et infini: dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, pp.79-80.
Bailly Jean-Christophe, 2018, Le versant animal, Montrouge, Bayard Éditions.
Derrida Jacques, 2006, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée.
Fontenay Elisabeth de, 1998, Le silence des bêtes: la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard. p. 683
Kenaan Hagi, Chalier Catherine et Salem Colette Übers, 2012, Visage(s): un autre éthique du regard après Levinas, Paris, Éd. de l’Éclat.
Latour Bruno, 1994, « Une sociologie sans objet ? Note théorique sur l’interobjectivité »,. Sociologie du travail, vol. 36, n° 4, p. 587‑607.
Lévinas Emmanuel et Nemo Philippe, 1982, Ethique et infini: dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, pp.79-80.
C. L’altérité de l’énigme animale, source d’invisibilité métaphorique
i. La nomination des animaux face au silence des bêtesL’altérité et l’énigme animale proviennent du silence des bêtes, source d’anthropocentrisme (de Fontenay, 1998). Le « vivant n’est que vivant » : les humain.e.s n’attribuent pas de sens aux sons des animaux, ne conçoivent pas de communication avec eux. Cette incompréhension des significations animales ne permet pas de saisir leurs intériorités. Considérer que les animaux sont privés de logos (de Fontenay, 1998, Derrida, 2006) les prive de langage et de raison transmise par la parole. Cette altérité est performative car elle trace une frontière fondatrice de l’anthropocentrisme. Les êtres doué.e.s de logos ont en effet tendance à l’autocentrement (Derrida, 2006), à une contemplation d’eux-mêmes, seuls êtres dont ils parviennent à expliquer les présences au monde. Dans cette recherche de définition de soi, les humain.e.s cherchent dès lors à se distinguer de l’altérité des animaux en parlant à leur place. En ce sens, le silence des bêtes favorise un rapport de domination car les animaux sont nommés par les humain.e.s (Derrida, 2006). Dès la Genèse, Adam crie ainsi les noms des animaux assujettis à l’Homme, parce que les animaux ne peuvent se nommer eux-mêmes. Dès lors, « la nature (et l’animalité avec) n’est pas triste parce que muette [mais] muette, aphasique [et] endeuillée de ses mots [car] elle reçoit le nom » (Derrida, 2006). Cette dénomination homogénéise de plus les animaux singuliers car elle s’effectue au singulier - on parle de l’animal - et englobe des espèces - le chat, le chien. La notion d’« animot » (Derrida, 2006) qui rappelle cette homogénéisation des animaux privés de mot sous un unique terme souligne ce déni d’individualité et d’agentivité. Le silence des bêtes masque donc les intériorités animales et engendre un rapport de domination résultant d’une nomination des animaux.
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Benoît Goetz, 1999, « Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1999. »,. Le Portique, n° 4. Adresse : http://journals.openedition.org/leportique/287.
Derrida Jacques, 2006, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée. p.39
Fontenay Elisabeth de, 2009, « L’homme et l’animal : anthropocentrisme, altérité et abaissement de l’animal »,. Adresse : https://revue-pouvoirs.fr/L-homme-et-l-animal.html [Consulté le : 2 février 2021].
Fontenay Elisabeth de, 1998, Le silence des bêtes: la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard.
Gardey Delphine, 2013, « Donna Haraway : poétique et politique du vivant »,. Cahiers du Genre, vol. 55, n° 2, p. 171.
Derrida Jacques, 2006, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée. p.39
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ii. Une homogénéisation des animaux confondus avec l’idée de nature
Les animaux sont invisibles par leur confusion avec l’idée englobante de « nature ». La Nature est un concept polysémique qui ne possède pas de définition consensuelle. Dans un sens premier, il s’agit d’un synonyme de biodiversité ou de biosphère qui comprend tous les organismes vivants. Dans un second sens philosophique, la nature s’oppose à la culture. Il s’agit de toute réalité matérielle qui n’a pas été transformée par les humain.e.s, qui en est restée indépendante. Cette conception s’inscrit dans la tradition naturaliste occidentale où l’humain.e s’est séparé.e de la Nature (Descola, 2005). Pour ce faire, les humain.e.s exagèrent les différences avec la Nature et nient les similitudes. Il procède dans un premier temps d’une exclusion radicale des animaux puis d’une homogénéisation de ces derniers, sous l’entité de Nature. Celle-ci est de ce fait considérée comme un tout indissociable, un paysage homogène et stéréotypé, qui occulte donc les singularités animales. Ces stéréotypes simplifient d’autant plus l’exclusion radicale. De ce processus résulte donc une polarisation entre les humain.e.s et les êtres naturels, et une assimilation des humain.e.s qui intériorisent leur position dominatrice (Plumwood, 2002). S’observe donc un anthropodéni (de Waal, 2016) i.e. l’animal est considéré selon l’expression de Claude Levi Strauss comme « le plus autrui des autrui ». Finalement, même si la théorie de l’animal-machine de Descartes est aujourd’hui réfutée, persiste un sentiment d’exceptionnalisme de l’humain.
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Adams W. M et Mulligan Martin, 2003, Decolonizing nature: strategies for conservation in a post-colonial era, London; Sterling, VA, Earthscan Publications. Adresse : http://public.eblib.com/choice/publicfullrecord.aspx?p=430027 [Consulté le : 4 janvier 2021].
Descola Philippe, 2015, Par-delà nature et culture. Paris, Gallimard, coll. Folio essais.
Plumwood Val et Shannon Lorraine, 2012, The eye of the crocodile, Canberra, Austrtalian National University E Press.
Waal Frans de, Chemla Lise et Chemla Paul, 2016, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux?, Paris, Les Liens qui libèrent.
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Waal Frans de, Chemla Lise et Chemla Paul, 2016, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux?, Paris, Les Liens qui libèrent.
iii. La considération de l’animal comme l’Autre, source d’un rapport de domination et de subalternité
L’invisibilité des animaux explique leur position de subalternité et inversement (Spivak, 1988). Le terme subalterne, issu du vocabulaire militaire, a été approprié par le philosophe Antonio Gramsci pour étudier le phénomène d’hégémonie culturelle chez les humain.e.s. Les subalternes sont considérés comme inférieurs en raison de leur genre, de leur race, de leur classe sociale ou de leur religion. Ils sont occultés par le discours hégémonique et ainsi exclus de toute représentation sociale. Ils ne peuvent donc s’exprimer, ou plutôt ils ne sont pas entendus, pas vus. Spivak sollicite ce concept dans le cadre d’une étude sur l’interdiction par les colons britanniques de la pratique traditionnelle indienne du Sati, soit l’immolation par le feu d’une veuve sur le bûcher du corps de son défunt mari, en 1829. La femme est ici doublement subalterne, d’abord en sa qualité de femme dans la pratique même du sati, puis en sa qualité d’appartenance à un peuple colonisé. Spivak transpose par la suite le concept de subalterne aux animaux, en précisant qu’il ne saurait relever d’aucune offense d’établir un lien entre des populations humaines subalternes et animales. En Occident, les animaux sont en effet dans une position de subalternité permanente. Cette domination résulte d’un tabou judéo-chrétien occidental selon lequel les humain.e sont inclus dans la chaîne alimentaire, prédateurs mais aussi proies. Iels s’en sont émancipé.e.s par la technique pour s’y placer au sommet. Les humain.e.s se considèrent comme des « mangeurs non-mangeables » qui n’acceptent pas leur identité écologique (Morizot, 2018).
Les humain.e.s entretiennent donc avec la nature une relation de dominant-dominé et considèrent tout depuis leur seul monde vécu, leur culture. Les différences morphologiques et comportementales des animaux qui échappent à leur compréhension sont alors perçues comme des infériorités. L’instrumentalisation est ainsi facilitée, moralement notamment, comme l’exemplifie la domestication ou l’élevage intensif (Plumwood, 2002)
La supposition d’un mutisme animal empêche la considération des animaux en tant que forces en présence. Selon leur seule perception de la réalité, les humain.e.s ne conçoivent pas un désaccord manifestement exprimé, une révolte animale, ce qui assoit d’autant plus leur domination.
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CREDITS PHOTOS : PixabayAdams W. M et Mulligan Martin, 2003, Decolonizing nature: strategies for conservation in a post-colonial era, London; Sterling, VA, Earthscan Publications. Adresse : http://public.eblib.com/choice/publicfullrecord.aspx?p=430027 [Consulté le : 12 janvier 2021].
Liguori Guido, 2016, « Le concept de subalterne chez Gramsci »,. Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, n° 128‑2. Adresse : http://journals.openedition.org/mefrim/3002 [Consulté le : 4 décembre 2020].
Montag Warren, 2006, « “Les subalternes peuvent-illes parler ?” et autres questions transcendentales »,. Multitudes, vol. 26, n° 3, p. 133. Adresse : http://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-133.htm [Consulté le : 28 février 2021].
Morizot Baptiste, 2018, Sur la piste animale, Actes Sud, p.154.
Spivak Gayatri Chakravorty et Vidal Jérôme, 2020, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Editions Amsterdam.
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Spivak Gayatri Chakravorty et Vidal Jérôme, 2020, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Editions Amsterdam.
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