Partie 2 - La visibilité forcée des animaux, facteur de réduction des Umwelten, occulte leurs subjectivités

A. L'anthropomorphisation des animaux : l'application des subjectivités humaines sur les présences animales

i. L’altérité des animaux réfutée par des représentations anthropomorphiques

La visibilité des animaux ne permet pas d’adopter leurs points de vue lorsque cette mise en lumière masque l’altérité plus qu’humaine. L’anthropomorphisme est la tendance à représenter toute réalité comme semblable à la réalité humaine (CNRTL). Les humain.e.s projettent ainsi leurs émotions, méthodes ou caractères sur les animaux. Les représentations animales constituent ainsi des projections des humain.es, projections du connu sur l’altérité. Ainsi, alors même que la visibilité des animaux vise à comprendre cet Autre, l’anthropomorphisme efface l’altérité des animaux. Les humain.e.s parlent des animaux pour parler d’eux.elles-mêmes. Iels se réfèrent toujours à eux.elles-mêmes parce qu’iels se situent dans leurs propres mondes vécus qui les empêchent de percevoir les univers animaux.

Les animaux des films d’animation sont ainsi anthropomorphisés (Rigouste, 2014). Les films introduisent un dualisme entre nature et culture, entre les animaux soumis à un déterminisme et immergés dans les espaces naturels. Ils servent les humaine.s, seul.e.s doté.e.s d’une liberté. Ils imitent les humain.e.s et leur unique possibilité d’émancipation requiert de devenir comme des humain.e.s, rêve inaccessible. C’est le cas de La Princesse et la grenouille où les personnages humains Tiana et Naveen, alors transformé.e.s en animaux, souhaitent immédiatement redevenir humain.e.s. Les altérités et singularités animales sont ici absentes, puisque les grenouilles renferment des humain.e.s. Les animaux sont ainsi des « peaux », soit des déguisements qui enveloppent des individus humains. L’apparence animale fait évoluer des personnages humains.

Cet anthropomorphisme se retrouve également dans les documentaires animaliers, alors même que ces derniers visent paradoxalement à transmettre des connaissances les plus objectives possibles. Le documentaire La Marche de l’empereur de Luc Jacquet attribue ainsi des voix-off aux oiseaux observés. Les humain.e.s parlent ici à la place des animaux et se placent donc dans un rapport de domination qui ôte la possibilité aux animaux de répondre dans leurs propres versions. Les animaux sont donc bien visibles face aux caméras mais les récits qui leur sont attribués reprennent des narrativités humaines.


***

Définition de ANTHROPOMORPHISME, Adresse : https://www.cnrtl.fr/definition/anthropomorphisme [Consulté le : 4 janvier 2021].

Rigouste Paul, 2014, « L’inconvénient d’être un animal de film d’animation | Le cinéma est politique »,. Adresse : https://www.lecinemaestpolitique.fr/linconvenient-detre-un-animal-de-film-danimation/ [Consulté le : 23 janvier 2021].

Grouabault Emmanuel et Burton-Jeangros Claudine, 2010, « L’ambivalence des relations humain-animal : une a… – Sociologie et sociétés – Érudit »,. Adresse : https://www.erudit.org/fr/revues/socsoc/2010-v42-n1-socsoc3861/043967ar/ [Consulté le : 2 mars 2021].


ii. Des frontières et hiérarchies entre les espèces animales

Les humain.e.s ont des rapports différents avec chaque espèce animale et par conséquent en proposent des visibilités différentes. Ces représentations sont fortement intériorisées, retransmises par les arts ou le discours commun notamment. Elles sont « organisatrices de l’expérience, régulatrices de la conduite, donatrices de valeur, elles permettent la compréhension du monde par imputation et génération de signification » (Rouquette et Rateau, 1998). Il existe une ambivalence véhiculée par ces représentations sociales dans les rapports aux animaux. La distance entre humains et animaux est difficilement évaluable en ce que l’animal est tantôt « brave bête », tantôt « altérité menaçante ». La classification suivante, fréquemment effectuée en témoigne. Les animaux les moins appréciés, notamment car la domination humaine leur est faiblement applicable, sont les animaux indésirables, prédateurs, nuisibles ou véhiculant des maladies. Par exemple, les rats à Paris sont comme des espèces invasives et dérangeantes (Dubied et Burton-JeanGros, 2012).

A propos des prédateurs, s’ajoute cependant l’existence d’un phénomène de fascination-répulsion (Quammen, 2004), qui prouve la muabilité et l’imperfection de supposées frontières. Les lions sont glorifiés et les requins négativités. Se trouve par la suite les animaux victimes, qui peut notamment être défendu par les humain.e.s, à l’image des espèces en voie de disparition. Dans la continuité de rapprochement entre humain.e.s et animaux, les animaux dits « compagnons » possèdent un rapport privilégié. La domestication implique à la fois la domination humaine et un rapport de bienveillance, une considération des animaux comme alter-ego parfois. Les animaux de compagnie sont antropomorphisés positivement, à la différence des animaux de rente, dont la subjectivité est niée. Les humain.es ne considèrent ces derniers que selon leur caractère utile (chair, utilisation de leurs compétences…) et les instrumentalisent. Enfin, se trouvent les animaux destinés à être exhibés.

Certains animaux s’inscrivent dans plusieurs catégories. Les ours bruns, par exemple, sont à la fois un prédateur, mais menacés d'extinction et fréquemment sollicités dans les médias, exhibés parfois dans les cirques. C’est un animal dangereux et en danger. La hiérarchisation des espèces est donc un phénomène complexe, même dans son exposition dans les représentations sociales, car les rapports humains-animaux oscillent toujours entre sentimentalité et exploitation. Par cette indétermination, l’altérité animale aux yeux des humain.e.s est susceptible de grandir, ces dernier.ère.s ne sachant pas comment se situer face aux animaux.
 


***

Dalla Bernardina Sergio, 2012,« Les joies du taxinomiste : classer, reclasser, déclasser », Aux frontières de l’animal, Travaux de Sciences Sociales, Genève, Librairie Droz, p. 67‑83. Adresse : https://www.cairn.info/aux-frontieres-de-l-animal--9782600015271-p-67.htm.

Dubied Annik et Burton-Jeangros Claudine, 2012,« La “frontière” Humain-Animal et ses déclinaisons médiatiques. De la “brave bête” à l’“altérité menaçante” », Aux frontières de l’animal, Travaux de Sciences Sociales, Genève, Librairie Droz, p. 227‑246. Adresse : https://www.cairn.info/aux-frontieres-de-l-animal--9782600015271-p-227.htm.

Gouabault Emmanuel et Burton-Jeangros Claudine, 2010, « L’ambivalence des relations humain-animal: Une analyse socio-anthropologique du monde contemporain »,. Sociologie et sociétés, vol. 42, n° 1, p. 299‑324. Adresse : http://id.erudit.org/iderudit/043967ar [Consulté le : 12 février 2021].

Hoquet Thierry, 2015, « Des animaux individués aux animaux sans visage, et retour »,. Vacarme, vol. 70, n° 1, p. 138. Adresse : http://www.cairn.info/revue-vacarme-2015-1-page-138.htm [Consulté le : 7 novembre 2021].

Quammen David, 2004, Monster of God: the man-eating predator in the jungles of history and the mind, New York, W.W. Norton.

Rouquette Michel-Louis et Rateau Patrick, 1998, Introduction à l’étude des représentations sociales, Grenoble, Presses Univ. de Grenoble.



iii. L’absence de prise en compte des réponses des animaux au cours des expériences scientifiques posées dans des termes humain

La notion d’anthropomorphisme peut néanmoins être redéfinie afin de qualifier non pas les procédés de visibilité des amateur.rice.s mais la transposition de logiques humaines sur des expériences scientifiques portant sur des animaux (Despret, 2014). Cet anthropomorphisme se retrouve dans les courants behavioriste et sociobiologiste. Selon les behavioristes, les animaux réagissent à des stimuli et représentent, selon les sociobiologistes, des organismes qui obéissent à la nécessité. Les expériences recourent tout d’abord à une visibilité forcée des animaux, qui ne peuvent se dérober à la vue des chercheur.se.s. Elle traduit un rapport de domination car les animaux sont vus sans voir ceux qui les observent. Cette visibilité n’interroge néanmoins pas les états mentaux des animaux, objectivés par le processus de connaissance (Haraway, 2013). Dans le but d’obtenir des résultats reproductibles, la subjectivité et l’individualité des animaux sont invisibilisées. C’est ce que Claude Bernard, évoqué par De Fontenay exprime en ces termes : « Il faut [...] oublier l’autre homme et les animaux, oblitérer l’animation, l’âme, si l’on veut pouvoir impunément transformer ce que l’on étudie en et sur quoi l’on expérimente en chose inerte [...] L’expérimentation sur le vivant [...] ouvre [...] sur l'amnésie fondatrice de la possibilité techno-scientifique » (de Fontenay, 1998).

Les récits scientifiques produisent donc un anthropocentrisme car ils justifient une supériorité humaine en refusant des attributs dits humains aux animaux étudiés. C’est pourquoi l’on peut parler d’anthropomorphisme des recherches sur les animaux : les questions posées sont définies en-dehors des animaux et visent à répondre à des problématiques sociales, de même que les réponses attendues sont posées dans des termes humains (Despret, 2014). C’est le cas du rapport de domination des mâles sur les femelles (Despret, 2014). Ainsi, l’éthologie, science qui étudie le comportements des animaux, a longtemps observé chez les groupes animaux une domination masculine alors même que des recherches soulignent son absence (Rowell, 1972, Strum 1990). Cette domination applique un phénomène humain sur les animaux afin de le justifier. L'anthropomorphisme n’est pas interrogé puisqu’au contraire, toute observation commençait par chercher une « dominance latence » (Despret, 2014) peu visible. L’anthropomorphisme au sein des observations scientifiques masque donc les réponses des animaux bien que leurs présences soient visibles.

======> Cette partie vous a intéressé-e ? Vous pouvez en apprendre plus en cliquant ici !

***

Despret Vinciane, 2014, Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions ?, Paris, La Découverte.

Fontenay Elisabeth de, 1998, Le silence des bêtes: la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard. p.558.

Gardey Delphine, 2013, « Donna Haraway : poétique et politique du vivant »,. Cahiers du Genre, vol. 55, n° 2, p. 171.

Rowell Thelma, 1972, The social behaviour of monkeys, Harmondsworth, Penguin.

Strum Shirley C, Simon-Duneau François, Cyrulnik Boris et Schaller George B, 1990, Presque humain: voyage chez les babouins, Paris, Eshel.

Vinciane Despret, 2009, « Comprendre l’homme à partir de l’animal ? »,. Pouvoirs, vol. , n° 131, p. 5‑17.



B. La réduction des mondes vécus animaux et la construction d’un rapport de domination par l’hypervisibilité

i. L’exhibition des animaux : une impossible rencontre par le regard résultant de la déterritorialisation des animaux

La visibilité forcée des animaux, alors même qu’elle vise à réduire la distance entre humain.e.s et animaux en favorisant une rencontre entre ces dernier.ère.s, masque de fait les subjectivités animales. L’exhibition se matérialise dans le zoo,  « lieu enclos mais ouvert au public, où sont présentés des animaux essentiellement sauvages et exotiques » (Estebanez, 2010). Le zoo articule visibilités matérielle et immatérielle puisqu’il force les présences animales et invite à une rencontre avec leurs altérités.

La visibilité forcée ne rend néanmoins pas compte des subjectivités animales car elle inscrit spatialement un rapport de domination. Le zoo constitue ainsi un dispositif (Foucault, 1975,  Estebanez, 2010) qui réduit les Umwelt animaux. Restreints sur un faible territoire, ils se voient privés de la diversité des perceptions de leurs milieux, réduisant de fait leurs mondes vécus. L’animal se définit en effet par son territoire, il est « comme un pays, il ne se déplace pas hors de chez lui » (Aillaud, 1987). Cette déterritorialisation est accentuée par l’absence de lieux de dissimulation indispensables à la constitution d’un territoire animal. L’absence de possibilité de se dérober aux yeux des humain.e.s construit un rapport de domination où les animaux perdent leur liberté de choisir de se montrer. La mise en spectacle des animaux traduit ce rapport de domination : le dispositif du zoo se perçoit par les enclos, la répartition des espèces, et la recherche de stabilité dans les comportements des animaux afin que ces derniers dévoilent les représentations sociales attendues d’eux. Le zoo inscrit spatialement des normes, parce que les animaux doivent offrir des comportements jugés corrects par les visiteur.se.s, comme en témoignent les anecdotes où les spectateur.rice.s fustigent un animal qui mange ses excréments (Estebanez, 2012).

Le zoo tente dès lors de masquer cette frontière entre humain.e.s et animaux afin de favoriser une rencontre entre elles.eux, de fournir une « expérience animale complète » de la rencontre tangible (Estebanez, 2012). Le dispositif matériel permet une proximité et l’oubli de la frontière, comme l’usage de cages transparentes et d’enclos plus ou moins ouverts afin de dessiner une liberté des animaux. Au-delà de ces éléments matériels, l’animal est mis en spectacle, par la possibilité par exemple de lui donner à manger. Mais la recherche de l’altérité se perçoit en particulier dans la conception occidentalo-centrée du zoo où les animaux dits exotiques sont surreprésentés. L’organisation spatiale en continents, souvent accompagnée par des décors qui évoquent cet ailleurs, matérialise cette quête de l’altérité. Cet ethnocentrisme se perçoit également par la faible place accordée aux animaux occidentaux considérés comme familiers.

En ce sens, la rencontre entre humain.e.s et animaux ne peut s’effectuer : puisque le regard des animaux dévoile leurs mondes vécus, il est ici vide de sens et ne regarde pas les humain.e.s. La visibilité matérielle des animaux exhibés ne permet donc pas de franchir l’invisibilité métaphorique fondée sur l’altérité. Le zoo repose ainsi sur un anthropomorphisme où les humain.e.s parlent à la place des êtres contraints au silence. L’animot est présent par la taxinomie fréquente, i.e. l’attribution d’un nom et d’une histoire racontée décrivant les origines d’un animal. Ce discours sur les animaux, bien qu’il les singularise et affirme des individualités aux animaux, renforce la domination et l’invisibilité des animaux puisque les humain.e.s parlent à leur place.


***

Aillaud Gilles, 1987, Dans le bleu foncé du matin, Paris, C. Bourgois.

Estebanez Jean, 2010, « Le zoo comme dispositif spatial : mise en scène du monde et de la juste distance entre l’humain et l’animal »,. Espace géographique, vol. 39, n° 2, p. 172.

Estebanez Jean et Staszak Jean-François, 2012,« Animaux humains et non-humain au zoo. L’expérience de la frontière animale », Aux frontières de l’animal, Travaux de Sciences Sociales, Genève, Librairie Droz, p. 149‑174. Adresse : https://www.cairn.info/aux-frontieres-de-l-animal--9782600015271-p-149.htm.


ii. L’émergence de rapports dissociés des relations domestiques avec les animaux, masque leur individualité

La visibilité forcée se traduit par un rapport instrumental aux animaux qui masque leurs subjectivités. C’est le cas des animaux d’élevage dont les perceptions sont réduites à un environnement restreint et immuable. Sont ainsi circonscrites les manifestations de la possibilité d’existence (Bailly, 2018) des animaux qui ne peuvent se mouvoir ni se dissimuler. Le rapport instrumental au sein des élevages industriels masque les individualités animales contrairement aux relations de domestication des élevages traditionnels. Cette instrumentalisation se légitime au contraire par la domestication et le phénomène des pets au sein des ménages, où l’affectivité, le care et l’anthropomorphisme jouent un rôle crucial : « Les animaux, il faut s’en occuper comme des gens, c’est pareil » (Porcher, 2002). La domestication se caractérise ainsi par une proximité et un devenir commun interspécifique où l’animal représente un quasi-membre de la famille, voire un individu. A l’inverse, l’absence de familiarité et d’individualité au sein des élevages industriels se perçoit par l’invisibilité de leur travail. La volonté des vaches à participer à la production de lait est considérée comme naturelle (Despret, 2014). Leur consentement, évidence non interrogée, souligne la déconstruction de l’anthropomorphisme dans l’élevage industriel. La visibilité forcée et la proximité physique peuvent donc paradoxalement mettre à distance les consciences animales par la détérioration des relations interspécifiques. Cette réification s’accentue de plus dans le processus de consommation des chairs animales.


***

Bailly Jean-Christophe, 2018, Le versant animal, Montrouge, Bayard Éditions.

Despret Vinciane, 2014, Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions ?, Paris, La Découverte.

Digard Jean-Pierre, 2004, « Jocelyne Porcher, Éleveurs et animaux. Réinventer le lien. Préface de Boris Cyrulnik. Paris, PUF/Le Monde, 2002, xiv-301 p. (Prix « Le Monde de la recherche universitaire »). »,. Études rurales, n° 169‑170, p. 309‑314.

Digard Jean-Pierre, 2011, « Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXIe siècle: Paris, La Découverte, « Textes à l’Appui - Bibliothèque du MAUSS », 2011, 162 p. »,. Études rurales, n° 188. Adresse : http://journals.openedition.org/etudesrurales/9550 [Consulté le : 1 mars 2021].

Porcher Jocelyne, 2014, Vivre avec les animaux: une utopie pour le XXIe siècle, Paris, Éditions la Découverte.

Porcher Jocelyne, 2002, Éleveurs et animaux: réinventer le lien, Paris (6, avenue Reille 75685), P.U.F. Adresse :.cairn.info%2Feleveurs-et-animaux-reinventer-le-lien--9782130532149.htm [Consulté le : 12 février 2021].


iii. L’invisibilité métaphorique des sujets animaux réduits à leur fonction nourricière

La dissociation entre viande et animal, « référent absent » de la viande (Adams, 2016) entraîne une objectivation et une invisibilisation des êtres vivants. Cette « désanimalisation » (Rémy, 2004) vise à atténuer la référence à la mort et à la responsabilité humaine. Viande et animal ne peuvent ainsi exister simultanément. Le dépeçage et l’esthétisation des petits morceaux de viande par les emballages permettent la rupture ontologique. Cette disparition de l’identité physique fait ainsi disparaître l’identité psychique des animaux, renforcée par la renomination (Joy, 2011, Gibert, 2015). L'individualité disparaît par l’association homogénéisante des animaux à des kilos de viande (Despret, 2014) puisque les morceaux de porc se distinguent des cochons et le bœuf de la vache. Cette renomination se perçoit également par l'emploi de termes issus du monde végétal, euphémisme qui masque la mort, comme le vocable forestier « abattre » (Noélie Vialles, 1995). En conséquence, le choix de manger de la viande, le carnisme, (Joy, 2011, Gibert, 2015) constitue une absence de prise de conscience. Cette pratique est intériorisée comme « normale [et] naturelle » (Joy, 2011, Gibert, 2015). Elle est normalisée par la diffusion de la viande esthétisée et naturalisée parce qu’elle correspond à la façon dont la culture occidentale interprète l’histoire. La mise à mort des animaux est donc intériorisée car invisibilisée.


***

Adams Carol, 2016, Politique sexuelle de la viande, une théorie critique féministe végane, L’Age d’Homme V.

Gibert Martin, 2015, Voir son steak comme un animal mort: véganisme et psychologie morale, Montréal, Lux.

Joy Melanie, 2011, Why we love dogs, eat pigs and wear cows: an introduction to carnism ; the belief system that enables us to eat some animals and not others, San Francisco, Calif, Conari Press.

Rémy Catherine, 2004, « L’espace de la mise à mort de l’animal ethnographie d’un abattoir »,. Espaces et societes, vol. 118, n° 3, p. 223‑249.

Vialles Noélie, 1995, La sang et la chair : Les abattoirs des pays de l’Adour, Paris, Maison des Sciences de l’Homme.


C. L’anthropomorphisation entre accusation et réponse à l’anthropocentrisme : la visibilité met en lumière l'individualité des animaux

i. Rendre les présences animales visibles : pour une prise de conscience de leur sort

La visibilité peut paradoxalement favoriser une prise de conscience des subjectivités et du sort des animaux. Les humain.e.s prennent progressivement conscience des traitements subis par les animaux, traitements par ailleurs considérés comme trop immoraux pour s’appliquer aux humain.e.s. C’est par l’exposition de cette domination que des associations, des reporters et photographes espèrent y mettre fin, à l’image du projet HIDDEN mené par 40 photo-journalistes de diverses nationalités. D’un abattoir de chiens en Chine à un hangar de poulets en batterie en Pologne en passant par un cirque espagnol, les photos choquent. Et c’est bien leur objectif. 80 milliards d’animaux sont tués par les humains chaque année et ce sont sur de véritables « zones de guerre » (Brandt, 2021) que se rendent les participants au projet : petite fille jouant dans un abattoir entre des carcasses de cochons, chevaux asphyxiés et gavage d’oie forcé.

Ces scènes sont inconnues, ou plutôt ignorées par beaucoup d’humain.e.s. En mettant ces derniers face aux faits, HIDDEN souhaite rendre chacun témoin, c’est le point de départ pour enclencher des actions et des prises d’initiatives plus larges et éviter tout déni de responsabilité. Les photos constituent un outil qui saisit instantanément le regard et impriment des images marquantes dans les esprits. « Montrer » est un choix partagé par de nombreuses associations comme L214 pour dénoncer les questions d’éthique sur les animaux. Cette dernière association relaie également des faits d’actualité locaux et compose des dossiers sur les mesures prises par l’Etat sur ces questions. Cette visibilité des animaux s’observe également dans le concept de l’éco-cirque qui naît en 2018. Le cirque allemand Roccali promeut la vie animale en intégrant dans son spectacle des hologrammes d’animaux, évitant ainsi toute forme de domestication. La visibilité des animaux permet des connexions entre humain.e.s tout en préservant la territorialisation des animaux, qui ne sont pas privés de leurs mondes vécus.




***

McArthur Jo-Anne, « Hidden : Animals in the Anthropocene »,. We Animals Medias. Adresse : https://weanimalsmedia.org/our-work/hidden/.

McArthur Jo-Anne, 2021, HIDDEN: animals in the anthropocene., S.l., LANTERN BOOKS.

Pouyat, Alice, « Souffrance animale : ce qui se cache derrière ce que nous mangons »,. Wedemain. Adresse : https://www.wedemain.fr/decouvrir/souffrance-animale-ce-qui-se-cache-derriere-ce-que-nous-mangeons/.


ii. L'anthropomorphisme accordant paradoxalement une subjectivité et un mentalisme aux animaux

L’anthropomorphisme constitue paradoxalement une réponse à l’objectivation et au silence des animaux. Il s’oppose également à l'anthropocentrisme puisque les humain.e.s y ont recours de manière consciente et volontaire et en tenant compte des singularités animales (Despret, 2014). Il favorise les relations entre humain.e.s et animaux parce qu’il réduit la distance immatérielle perçue par les humain.e.s (de Fontenay, 1998). Il constitue ainsi « une première étape qui permet ensuite de se mettre à la place de [l’animal] pour mieux le comprendre » (Grimaud, 2016). L’anthropomorphisme permet en effet de se mettre à la place d’eux parce qu’en réduisant l’altérité des animaux, il augmente l’empathie des humaine.s. L’anthropomorphisme favorise par conséquent le mentalisme, soit l’attribution d’états mentaux aux animaux. Si ces états sont certes calqués sur ceux des humain.e.s, ils permettent de percevoir les intériorités des animaux. En ceci, l’anthropomorphisme attribue un statut d’individu aux animaux, leur « remet de la personne » (Grimaud, 2016)

L’anthropomorphisme récuse dès lors l’anthropodéni (de Waal, 2020) qui consiste à réfuter tout attribut humain aux animaux. C’est le cas des prosopopées, où « le choix de la première personne fait entendre la volonté animale » (Plas, 2020), le représente inévitablement en sujet pensant et parlant. En ceci, l’anthropomorphisme constitue une réponse au silence des animaux comme êtres subalternes car il fait entendre leur voix, bien qu’il s’agisse davantage de parler à la place de, sans interroger les véritables perspectives animales, que de parler avec. L’anthropomorphisme revalorise donc les subjectivités contre l’objectivation des animaux parce qu’il favorise l’empathie et l’attribution d’états mentaux : « La figure du naturaliste distancié et objectif quant à son objet d’étude laisse ici place à un discours empathique qui s’efforce de tisser un lien et d’établir un dialogue, fût-il ici dans la langue des hommes, avec les animaux qu’il rencontre » (Plas, 2020). Ainsi, Konrad Lorenz devient progressivement une figure maternelle pour des oies cendrées, s’apercevant que ces animaux s'attachent au premier être connu à leur naissance. Par cette relation forte, Konrad Lorenz (1989) attribue des caractéristiques anthropomorphiques aux oies comme la jalousie, l’ambition, qui soulignent néanmoins les états mentaux des animaux. 



***

Despret Vinciane, 2014, Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions ?, Paris, La Découverte.

Francis Lecompte, 2016, « La revanche de l’anthropomorphisme »,. CNRS Le Journal. Adresse : https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-revanche-de-lanthropomorphisme [Consulté le : 7 janvier 2021].

Lorenz Konrad, 1989, Les oies cendrées, Paris, Albin Michel.

Plas Élisabeth, 2020, « « (Ainsi parlent les araignées) » : Les prosopopées sans anthropocentrisme de l’histoire naturelle romantique »,. Itinéraires, n° 2020‑2. Adresse : http://journals.openedition.org/itineraires/8718 [Consulté le : 10 décembre 2020]


iii. L'ambivalence de la domestication : quitter l’anthropocentrisme conduit à un inévitable anthropomorphisme et un zoocentrisme

La visibilité des animaux favorise également une revalorisation de ces derniers qui prend le contrepied de l’anthropocentrisme. Émerge ainsi un zoocentrisme (Franklin, 1999), qui récuse toute différence entre humain.e.s et animaux et adopte des points de vue décentrés. « Pour nous tous aujourd’hui, il est devenu évident que l’homme est un animal, ou encore "un animal comme les autres". » (Bimbenet, 2017)

Le passage de l'anthropocentrisme au zoocentrisme se caractérise par un processus en cinq étapes (Michalon, 2017). Les analyses sur les animaux sont tout d’abord objectivantes et anthropocentriques, fondées sur un exclusivisme humain. A cette phase d’objectivation succède une « étape réparatrice » où les humain.e.s se rendent compte de et questionnent leur anthropocentrisme. Il en résulte une étape critique où en sont analysés les facteurs. S’en suit une « phase perspectiviste » qui interroge les points de vue animaux (Shapiro & DeMello, 2010 in Michalon, 2017). On peut dès lors parler de zoocentrisme, soit d’une approche subjectiviste qui aborde les animaux en tant que sujets et non objets. Le zoocentrisme connnaît son apogée avec l’émergence des Critical Animal Studies (Michalon, 2017) qui témoignent de leur volonté de décentrement en en ôtant la référence à l’humain.e issue de leur ancienne dénomination Human-Animal studies.

L’enjeu du zoocentrisme est de lier sciences et justice, puisqu’il s’agit de fonder des analyses pertinentes du point de vue scientifique, mais également morales, politiquement justes. (Steve Best, 2009). Mettre en lumière les points de vue des animaux vise à témoigner de leurs intérêts notamment politiques.

Le zoocentrisme s’observe par exemple dans le développement de services pour les animaux calqués sur ceux humains. Émergent ainsi des salles de sport ou des salons de toilettage pour les animaux (Gouaboult et Burton-Jeangros, 2010). La Suisse s’est ainsi dotée d’un centre spécialisé pour les cancers animaux depuis septembre 2008. La volonté d’accorder une même place aux animaux et aux humain.e.s vise à revaloriser les animaux et à leur permettre d’adopter des pratiques similaires à celles humaines.

Néanmoins, le zoocentrisme, parce qu’il réfute les différences entre animaux humains et non-humains, masque le cloisonnement des mondes vécus. En ce sens, il annihile toute interrogation sur les implications de l’anthropocentrisme. Les humain.e.s n’auraient plus besoin d’interroger les points de vue animaux, ni leurs biais perceptifs puisqu’iels pourraient comprendre les animaux comme leurs semblables. Le zoocentrisme ôte la pertinence de questionner l’altérité entre animaux et humain.e.s. Ces dernier.ère.s ne peuvent réfléchir sans se prendre comme point de départ, ne serait-ce que parce qu’iels ne peuvent se départir de leur langage humain. Face à cela, « Un anthropocentrisme bien compris n’enclot pas l’homme dans son humanité mais s’en remet au contraire aux ressources universalisantes du vivant parlant » (Bimbenet, 2017). Accepter une part indépassable d'anthropocentrisme qui interroge ses propres limites, peut donc permettre de saisir les perspectives animales.

***

Best Steve, 2009, « The Rise of Critical Animal Studies: Putting Theory into Action and Animal Liberation into Higher Education »,. Journal for Critical Animal Studies.

Bimbenet Étienne, 2017, Le complexe des trois singes: essai sur l’animalité humaine, Paris, Éditions du Seuil. p. 39

Dubied Annik, Gerber David et J. Fall Juliet, 2012,« Le rapport humain-animal, une vieille histoire dans des habits neufs », Aux frontières de l’animal, Travaux de Sciences Sociales, Genève, Librairie Droz, p. 9‑17. Adresse : https://www.cairn.info/aux-frontieres-de-l-animal--9782600015271-p-9.htm.

Franklin Adrian, 1999, Animals and Modern Cultures: A Sociology of Human-Animal Relations in Modernity, Londres, Sage.

Gouabault Emmanuel et Burton-Jeangros Claudine, 2010a, « L’ambivalence des relations humain-animal: Une analyse socio-anthropologique du monde contemporain »,. Sociologie et sociétés, vol. 42, n° 1, p. 299‑324.

Gouabault Emmanuel et Burton-Jeangros Claudine, 2010b, « L’ambivalence des relations humain-animal: Une analyse socio-anthropologique du monde contemporain »,. Sociologie et sociétés, vol. 42, n° 1, p. 299‑324.

Michalon Jérôme, 2017, « Les Animal Studies peuvent-elles nous aider à penser l’émergence des épistémès réparatrices ? »,. Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 11,3, n° 3, p. 321.

CREDITS PHOTOS : Pixabay

Aucun commentaire