Introduction - Visibilités et invisibilités animales : la mise à l'épreuve de l’anthropocentrisme

Comment entrevoir d’autres mondes ?





La peinture « Le Repos pendant la fuite en Égypte » du Caravage (1597) dévoile le regard d’un âne. Le corps de l’animal est peu visible, placé à l’arrière-plan du tableau et caché par les arbres. Le peintre réussit néanmoins à représenter le reflet de la lumière qui brille dans le noir profond de l’œil de l’âne. Ce dernier ne se contente pas de voir mais contemple, fixe volontairement la Vierge jouant du violon. Son regard révèle sa subjectivité, la présence consciente de l’animal dont les yeux manifestent son intentionnalité (Bailly, 2018). C’est dans ce regard que  « débute la forme animée des animaux », c’est-à-dire des âmes d’après le Grec ancien anima. Ce tableau marque ses spectateur.rice.s en raison de ce regard animal, rarement représenté. Dans les représentations humaines, les animaux sont des êtres sans visages. Les humain.e.s ne perçoivent les regards des animaux, leurs intentionnalités et subjectivités. En ce sens, les animaux sont invisibles lorsque leurs présences ne sont pas perçues et lorsque leurs regards sont niés.

La visibilité est ainsi abordée du point de vue physique et métaphorique. La visibilité physique consiste à voir concrètement les animaux quand la visibilité métaphorique désigne la perception de leurs subjectivités. L’une n'implique pas nécessairement l’autre. A l’inverse, l’invisibilité physique est provoquée par la mise à distance des animaux et par l’absence de conscience de leurs présences. L’invisibilité métaphorique consiste de plus à percevoir les animaux comme objets et non comme agents voire sujets. Si l’agentivité désigne un être qui agit et produit des effets sur le monde, la subjectivité désigne un sujet, individuel, doté de la pensée et qui effectue des choix en fonction de ses états de conscience. La subjectivité constitue néanmoins une notion située, propre à la tradition philosophique occidentale (Baratay, 2012). Concevoir des subjectivités animales requiert donc une approche souple et non rigide de la notion.

« Il convient de le reconnaître d’emblée : [l’animal] dont on s’occupe ici n’existe que pour nous autres hommes, relativement à nous, à nos singularités culturelles et idiosyncratiques, à notre philosophie occidentale, à notre désir éperdu d’universalité. C’est à l’horizon de nos pensées et de nos langues que se tient l’animal, saturé de signes ; c’est à la limite de nos représentations qu’il vit et se meurt, qu’il s’enfuit et nous regarde » (de Fontenay, 1998). L’intériorisation d’un systématique point de référence humain engendre un anthropocentrisme. Les humains adoptent leurs seuls points de vue humains pour percevoir le réel et pensent les animaux, dans l’unique intérêt qu’ils peuvent leur être. Cet anthropocentrisme rend presque impossible la visibilité des animaux. En dépit des présences physiques des animaux, leurs subjectivités sont niées par un rapport de domination. Ainsi, les études scientifiques sur les animaux forcent leur visibilité mais n’interrogent pas leur pensée autonome. Les problématiques et expériences sont centrées sur les humain.e.s, répondent à leurs enjeux, et invisibilisent par conséquent les réponses animales.

Dès lors, comment prendre conscience des présences et subjectivités animales alors même que notre anthropocentrisme conduit à leur invisibilisation, physique et métaphorique ?

Face à une invisibilité des animaux (I), rendre les présences des animaux visibles n’approche pas forcément leurs subjectivités (II). Interroger les perspectives animales et percevoir leurs subjectivités requièrent dès lors de nouvelles connexions qui redessinent les places et rapports entre humain.e.s et animaux. (III)




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Bailly Jean-Christophe, 2018, Le versant animal, Montrouge, Bayard Éditions.

Baratay Eric, 2012, Le Point de vue animal: Une autre version de l’histoire, Paris, Éditions du Seuil. p.389 (citation du sujet)

Fontenay Elisabeth de, 1998, Le silence des bêtes: la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard. p.18

Image : http://lumieresdesetoiles.com/le-repos-pendant-la-fuite-en-egypte-1596-97-caravage/

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