Une
définition écologique : une espèce dite « ingénieur d’écosystème »,
par sa seule présence et activité, modifie significativement son environnement,
avec souvent un impact positif sur les espèces environnantes, notamment en
matière d’accès à la nourriture. Jones le définissait
ainsi en 1994 : organisme qui « module directement ou indirectement la
biodisponibilité de ressources pour d’autres espèces en provoquant des
changements d’état physique des matériaux biotiques ou abiotiques »[1]. On s’interrogera ici
sur la manière dont cette appréhension de l’environnement s’agence avec des
comportements pouvant relever du « sociable ».
Ce
qualificatif est utilisé à deux reprises par le chercheur et professeur en
biologie marine David Scheel à l’occasion des découvertes de deux espaces à
forte densité de poulpe : d’abord, en 2009, avec le cas d’Octopolis repéré par
Matthew Lawrence, qui donnera suite à un premier article[2]; puis la trouvaille de
ce qui sera baptisé Octlantis en 2016, sur laquelle le chercheur s’appuiera
dans son article sur l’ingénierie d’écosystème[3]. Après évocation
approfondie de ces deux cas, à l’origine même de la récente remise en question
du caractère solitaire du poulpe, nous développerons à propos du rapport d’Octopus Tetricus à
son environnement et de la façon dont il l’appréhende et s’y intègre ; enfin,
nous reviendrons sur ce qui fait de ce céphalopode une espèce ingénieure
d’écosystème, en mettant en perspective ce terme.
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Photo d'un Octopus Tetricus Crédit : Flickr |
A. Les « villes » d’Octopolis et d’Octlantis
Cette sous-partie se penche sur la description de deux sites ayant – relativement – bouleversés l’image partagée du poulpe. Néanmoins, le caractère relatif de ce bouleversement est à opposer à l’accueil réservé par la presse généraliste : ces espaces de forte densité ne sont « villes » que dans des yeux humano-centrés.
Octopolis et Octlantis, sites repérés dans la Baie de Jervis au sud de l’Australie, constituent des espaces dans lesquels se regroupent à forte densité des membres de l’espèce Octopus Tetricus. D’une part, Octopolis semble s’être constituée autour d’un objet de provenance humaine, métallique et non-identifié, autour duquel s’est formé un lit de coquillage, refuge propice pour les poulpes (entre 5 et 6 en moyenne, avec un maximum atteint en la présence de 16 individus) mais également pour d’autres invertébrés. La question s’est alors posée de savoir si l’influence humaine n’était pas à l’origine de l’accumulation de l’entièreté des coquillages : peut-être ont-elles été abandonnées en même temps que l’objet. Toutefois, les auteurs ont observé les poulpes ramener les pétoncles jusqu’au lit, les mangeant puis déchargeant les coquilles. De plus, ils ont remarqué, conséquence de l’érosion, que l’âge des coquillages du lit varie, comme attendu s’ils avaient bien été accumulés au fil du temps par les poulpes. D’autre part, le second site étudié, Octlantis, voit se regrouper plusieurs individus au sein d’un ensemble de tanières sans aucune forme d’influence humaine : les coquillages s’accumulent du seul fait des poulpes, qui s’y réfugient entre dix et quinze individus en moyenne. Au cœur de ces deux sites, les chercheurs constatent des interactions d’un type « nouveau », jamais perçues auparavant par la recherche humaine, et sur lesquelles nous reviendrons dans la dernière sous-partie.
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Schéma d'Octlantis. Rock = Pierre. Shell Bed = lit de coquillage. Occupied Den = tanière habitée. Unoccupied Den = tanière inhabitée. Crédit : Marine and Freshwater Behaviour and Physiology © |
La
découverte de ces deux « agglomérations » (entendons espace de forte densité) a
donné lieu dans la presse plus ou moins généraliste à une exagération de leur
caractère de « ville ». Scheel et Peter Godfrey-Smith s’opposent pourtant
catégoriquement à l’utilisation d’un tel qualificatif[1] : il ne s’agit
dans leurs rapports ni d’une construction et d’un entretien en coopération, ni
de communautés stables au sein d’habitats collectifs – et encore moins de
commerce et de culture. Ces cas relèvent d’habitats individuels, construits
individuellement, mais ceux-ci se regroupent de manière inhabituellement
dense – du moins jusque-là, peut-être un regard nouveau, permis par la
remise en question du caractère solitaire du poulpe, permettra-t-il aux
chercheurs de déceler davantage de cas de la sorte – ceux-ci leur échappant
jusque-là du fait de leur certitude. La terminologie utilisée relève d’un
manque d’honnêteté de la part des rédacteurs de presse, prêts à modifier la
réalité scientifique dans le but d’attirer ; elle révèle sûrement aussi la
tendance humaine à tout placer sous son regard, alors que peut-être n’a-t-il
simplement pas les mots adéquats pour décrire ces interactions, méconnues.
Avant
de développer sur le caractère d’ingénieur d’écosystème de l’O. Tetricus,
notamment présent dans la Baie de Jervis, prenons un peu de hauteur et abordons
l’appréhension de l’environnement chez les poulpes à travers les études de Jean
G. Boal et Jennifer Mather. Ces études, antérieures aux découvertes d’Octopolis
et Octlantis, s’insèrent dans une vision encore très « solitaire » du
poulpe ; la mise en perspective avec les avancées liées à la prise en
compte des deux sites permettra d’en saisir encore davantage l’importance.
B. L’appréhension de leur environnement : une
organisation sociale ?
Nous
aborderons dans cette sous-partie le cas d’autres espèces que celle présentes
sur les deux sites précités. Il s’agira d’étudier l’agencement spatial du
poulpe et son potentiel ordre social chez O. Joubini et O.
Maya, un tel examen n’ayant pas encore été menée sur O.
Tetricus.
Les
expériences de Mather, conduites en milieu naturel et en laboratoire, nous
éclairent sur les facteurs de distribution spatiale de l’espèce O.
Joubini. D’abord, elles ne semblent pas former une espèce territoriale :
leur espacement n’est pas égal, les individus ne se repoussent pas, ils n’ont
de plus pas l’air attachés à un territoire précis. Ensuite, leur distribution
est en très grande partie liée à la nature du terrain : en fonction de
celle-ci, le sol abrite plus ou moins de proie, mais également (fait intimement
lié) de coquillage servant de refuge (voir schéma ci-dessus).
Enfin, leur regroupement correspond davantage à la forte densité de repaires
potentiels qu’à la présence de congénères : c’est la pression appliquée par
leurs prédateurs qui les poussent à se tourner vers des espaces riches en
refuges, pas l’attrait pour leurs pairs. En effet, et malgré une certaine
agglomération, il semblerait qu’O. Joubini ne connaisse pas
d’espacement social naturel : certains étaient trouvés juste à côté de
congénères, quand d’autres étaient plus espacés. Différentes études de terrain
semblent indiquer que cette absence d’organisation sociale est retrouvée chez
d’autres espèces de poulpe – O. Vulgaris, O. Bimaculatus, O.
Dofleini notamment[2] –, également
solitaires, mais ne montrant pas de signe d’espacement égal ou de fidélité
particulière à une zone donnée. De la même façon, les résultats de laboratoire
semblent indiquer que le comportement hiérarchisé relève de celui d’une espèce
asociale sous la contrainte de densité, et pas de celui d’une espèce
territoriale.
Le
terme d’« apprentissage exploratoire », traduction de l’anglais « exploratory
learning », signifie un apprentissage par l’exploration : explorer leur
environnement permet aux poulpes de l’apprendre, c’est-à-dire de l’ordonner, de
le structurer. Selon Jean G. Boal et des collègues chercheurs, les poulpes sont
capables d’un apprentissage exploratoire. Ils mènent en 2000 une série de trois
expériences ayant pour objectif de montrer la capacité des poulpes (O. Maya)
à se souvenir durant un certain laps de temps de l’emplacement de leur tanière.
La première vise à montrer que les premiers déplacements d’un poulpe au sein
d’un nouvel environnement sont cohérents et marqués d’une certaine
compréhension de celui-ci lors de son exploration. De la baisse progressive de
l’activité observée, les chercheurs déduisent que le poulpe en parcourant son
environnement gagne des informations à son propos. La deuxième expérience,
étendue sur trois jours, précise la précédente : elle tend à déterminer si les
poulpes ont « appris » de leur environnement. Ces derniers, de façon cohérente,
se dirigent vers la tanière ouverte au terme de leur phase d’exploration qui
dure environ 23 heures, lors de lesquelles 55% de l’activité a lieu (alors que
l’expérience dure 72 heures). La dernière expérience teste la capacité d’un
poulpe à relocaliser sa tanière quand les conditions changent : les poulpes
sont perturbés par le changement de 180° des localisations. Les observations
ici permettent de dire que, sans stratégie particulière, les poulpes apprennent
simplement la localisation de leur refuge, amenés à la réapprendre quand
celle-ci évolue. Ils s’en souviennent de plus environ une semaine durant.
L’interprétation générale donnée par Boal et ses collègues est que le poulpe
est capable d’un apprentissage exploratoire (compréhension de son environnement
pendant son exploration), qu’il lui nécessite moins d’un jour pour apprendre la
localisation d’un refuge, et qu’il peut mobiliser ce souvenir une semaine
durant.
Cette
appréhension assez complexe de son environnement est retrouvée chez O. tetricus
et ses espaces de grande densité : le fait de façonner son milieu direct,
accroissant ses capacités de protection mais également son accès à la
nourriture, sont des éléments au cœur de la définition d’ingénierie en
écosystème.
C. L’influence sur son environnement : O.
tetricus, un ingénieur d’écosystème
Rappelons
la définition d’ingénieur d’écosystème que donne Scheel en introduction de son
article « Octopus tetricus as an ecosystem engineer »[3] : organisme (ou
groupe d'organismes) qui module la disponibilité des ressources pour son espèce et pour
d’autres, en causant des changements d’état physique dans l’environnement
matériel. Cette définition implique ainsi d’une part une forme d’association, même
involontaire, entre les poulpes et d’autres organismes, mais également des
effets positifs et d’autres négatifs. S’impose toutefois ici une réflexion
autour de l’intentionnalité des poulpes en action.
L’étude
de Scheel se penche sur l’association entre les poulpes et d’autres organismes.
En effet, un des effets positifs de leur ingénierie est la création de nouveaux
habitats pour les poulpes qui sert aussi de refuge à d’autres invertébrés, des
communautés de brouteurs et de carnivores, provoquant par une réaction en
chaîne l’agrégat de poissons (des chinchards verts notamment), et de ce fait
l’attraction de nouveaux prédateurs. Les raisons qui poussent les poissons à
s’implanter ainsi sont doubles : ils viennent chercher la hauteur des algues,
offrant camouflage et refuges, et espèrent trouver des proies parmi les
coquillages. Il existe aussi des effets négatifs en la présence grandissante de
prédateurs, notamment des requins wobbegong: elle décourage les bancs de
poissons, mais également l’activité diurne des poulpes. En outre, il a été
observé des cas d’agressivité entre poulpes : certains sortent de leur refuge
pour attaquer d’autres poulpes, ou bien pour désordonner leurs refuges – des
logiques d’harcèlement (mouvements d’agressivité répétés) ont mêmes été notées.
Ceci découle-t-il d’un sentiment particulier proche d’une vengeance humaine, ou
bien s’agit-il pour le poulpe agresseur de forcer ses congénères à déménager,
pour se garantir davantage de proies ou de refuges ? Il semble trop tôt
pour le dire.
David
Scheel en 2018[4] se pose la juste
question de l’intentionnalité chez les poulpes de ces modifications portées à
leur environnement. Pour le chercheur, il n’y a pas de division nette entre ce
qui ressemble à une intention et ce qui en est réellement une. Dans ce cas
précis, peut être considéré comme intentionnel un comportement qui, dans la
quête d’un objectif, s’adapte aux conditions imposées localement et cesse quand
l’objectif est atteint. C’est par exemple le cas quand le poulpe contourne un
objet pour atteindre une cible ou bien quand il retourne à un refuge utilisé
antérieurement. Toutefois, une nuance majeure est apportée quant à la
construction de ces repaires : les coquillages utilisés dans la construction
des refuges sont parfois issus des restes des repas des poulpes (des coquilles
Saint-Jacques le plus souvent) et il n’existe pas de raisons de croire que ces
coquilles soit intentionnellement acheminées pour modifier l’habitat : ce
comportement découle très certainement de la présence de prédateurs, qui pousse
le poulpe à s’alimenter chez soi, étant moins risqué que de le faire là où sa
proie fut trouvée. De la même façon, creuser un trou en réponse à une menace
immédiate ne peut que difficilement être interprétée comme intentionnelle –
c’est un mécanisme instinctif de survie, peu « intellectualisé » – ;
au contraire, l’arrangement d’objets autour de l’entrée d’un refuge (comme
c’est parfois le cas, Scheel nous dit-il, quand il ajoute des algues ou des
limons autour de l’entrée) ou la suppression attentionnée de débris le sera.
Ainsi, l’accumulation à long-terme de coquillage se fait par inadvertance, tout
en résultant de comportements individuels potentiellement intentionnels mais ne
servant que des buts individuels et à court-terme.
[1] Godfrey-Smith, « 55. Octlantis Media »
Metazoan, 2017
[2] Woods 1965 ; Altman 1967 ; Kayes 1974 ; Guerra
1981 ; Hartwick & Thorarinsson 1978 ; Hartwick et al. 1978
[3] Scheel, Godfrey-Smith,
et Lawrence, 2014
[4] Scheel et al., 2018
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