A- La biologisation du social : mode d'emploi
Que faut-il garder de l’observation biologique des milieux non humains pour les milieux humains ? L’étude des fourmis esclavagistes et de leurs modes de révolte laisse à penser que des parallèles peuvent être établis entre les espèces. Ainsi, les syllogismes peuvent aller de bon train : si les animaux le font, les humains aussi. Il est très facile dans notre quotidien d’observer une argumentation piochant des résultats issus d’une recherche scientifique dans le but d’affirmer ou de disqualifier une pratique, un comportement humain, social. Mais alors, quelle est l’idée derrière cette volonté de prendre le reste du monde vivant et non vivant comme exemple ? Surtout, au-delà de la question scientifique du sujet, quel est le but de son utilisation par les « profanes » (vous entendrez, ceux qui ne sont ni des chercheurs ni des intellectuels) ?
« Mais puisque je vous dis que c’est naturel ! »
Pour mieux comprendre un concept de biologisation qui sait se faire une place dans le débat public, revenons sur un des exemples les plus marquants des années 2010.
En 2012, la question du mariage ouvert aux couples de même sexe est au cœur de l'actualité. Parmi ceux s’opposant au projet de loi du Gouvernement soutenu par la Garde des Sceaux Christiane Taubira, certains affirmaient que les couples de même sexe ne pouvaient pas se marier du simple fait que l’homosexualité serait « contre nature ». Ce fameux « contre nature » n’est rien d’autre qu’un parfait exemple d’une biologisation du social : l’utilisation de la biologie pour réfuter une « pratique » humaine (« pratique », si l’on suit la logique de ceux employant cet argument). Comment, selon certains d’entre eux, les homosexuels pourraient accéder à « l’institution » du mariage, qui vient consacrer l’amour « naturel » de l’Homme et de la Femme ? Réelles convictions, ou facilité intellectuelle, il n’en demeure pas moins qu’une partie de cet argumentaire fut largement repris parmi les opposants au « mariage pour tous » et ce, jusqu’au Parlement. Viendrait-on bafouer la nature humaine avec l’ouverture du droit au mariage pour les couples de même sexe ? Pis, viendrait-on bafouer la Nature, celle avec un grand N ? Quel sens accorder à ce « contre nature » ?
Le « contre nature », un argument contre nature ?
Prenons d’abord cet argument dans le sens « humain » du terme. L’homosexualité est-elle contraire à ladite nature « hétérocentrée » de la sexualité humaine ? Il faudrait le croire, selon certains, mais d’autres chercheurs tendraient à prendre le chemin inverse, celui de la science. De nombreux instituts européens et américains, dont le Broad Institute d'Harvard et du MIT, affirment dans leur rapport paru en 2019 dans le magazine Science qu’il existe une multitude de faits génétiques qui, liés à l’environnement d’un individu, permettent à celui-ci d’affirmer plus ou moins sa sexualité, envers lui-même dans un premier temps, puis envers son entourage :
« Though the genetic effects are small and their provenance uncertain, Neale continued during the press conference, the results do show that genes have a role to play in the development of sexual behavior. “There is no single gay gene, but rather the contribution of many small genetic effects scattered across the genome,” he emphasized. » (McIntosh, 2019).
Pour autant, une quête de réponse génétique présente elle aussi ses limites, comme le précise le Harvard Magazine, pouvant mener à une pathologisation de l’homosexualité. Elle vise néanmoins à l’affirmation que « le fait d’être lesbienne ou gay fait partie de la nature humaine » selon la perception qu’en ont des associations LGBTQ+ comme GLAAD (Gay & Lesbian Alliance Against Defamation), conscients des limites de cette étude. Ainsi, le même processus de biologisation du social viendrait contredire l’argument initial d’une homosexualité « contre-nature ». Les opposants au mariage gay pensaient-ils donc à une nature animale ?
Or, il s’avère que le comportement homosexuel a toujours été largement répandu parmi les espèces animales (Hogenboom, 2015). Il faut séparer pratique sexuelle et sexualité intégrée. Pour David Featherstone, chercheur à l’Université d’Illinois, la première peut être observée chez certains coléoptères : les mâles auront des rapports sexuels avec d’autres mâles dans le but de déposer du sperme sur ces derniers, qui pourront féconder une ou plusieurs femelles ultérieurement. Le coléoptère mâle remplit donc son devoir de reproduction sans pour autant avoir à effectuer un rapport avec une femelle, un autre mâle ayant transmis son sperme au cours d'un acte reproductif. Néanmoins, si ce premier cas existe bel et bien chez de nombreuses espèces animales, une sexualité pratiquée dans le cadre d’un plaisir recherché est réelle. Chez certains singes, le plaisir sexuel prend le dessus face à la question de la reproduction dans les comportements homosexuels observés. Les études du primatologue Frans de Waal de l’Université Emory aux Etats-Unis montrent que des femelles bonobos peuvent avoir des rapports lesbiens hors des périodes de reproduction. Ainsi, à défaut du mâle coléoptère, la femelle bonobo entame un rapport sexuel durant lequel elle s’attend à des sensations différentes que celles d’un rapport avec un mâle, qui plus est dans une visée non reproductrice. De là à supposer que seuls les rapports lesbiens apporteraient du plaisir à la femelle bonobo ? Rien ne peut être confirmer. Pour autant, les conclusions des différentes études comportementales de certaines espèces animales viennent confirmer un fait identique : celle de la présence de comportements homosexuels dans le vivant et ce, dans une visée de quête de plaisir ou de simple rapport sexuel.
Finalement, si l’ouverture du débat autour de l’homosexualité a débuté autour d’un argumentaire à charge contre une pratique sexuelle (ci ce n’est plus, contre une identité), il s’est clos (plus ou moins) par un retournement de cet argumentaire biologisant en un argumentaire sociobiologique affirmant la présence de comportements homosexuels chez de nombreuses espèces animales, dont l’être humain.
Alors, biologie, pas biologie ?
Il semble que la logique de cette démarche pousse au premier abord à une justification de l’homosexualité par l’observation de comportements similaires dans les milieux animaux. Mais qu’en est-il du réel impact de cette justification ?
On ne peut mesurer l’impact de ce parallèle sur l’opinion publique. Par ailleurs, si celle-ci semble de plus en plus acceptée dans l’opinion publique (en juin 2019, un sondage IFOP indiquait que 85% des français considéraient l’homosexualité comme « une manière acceptable de vivre sa vie » (Cordier, 2019)), l’actualité est toujours là pour rappeler que cet impact n’est pas ressenti par toute la population. La tolérance et le respect des personnes LGBTQ+ ne sont pas impactés directement par l’apport d’un argument biologisant dans le débat public.
Sur le plan de la recherche en elle-même, on retrouve certaines limites à une biologisation du social.
Les parallèles qu’il semble logique d’établir entre les comportements homosexuels des animaux et ceux des humains demeurent relatifs : si la majorité des pratiques homosexuelles animales définissent ces espèces comme bisexuelles, il semble ne pas être le cas pour la majorité des personnes se déclarant homosexuelles. En effet, on observe pour les femelles bonobos ainsi que pour les mâles coléoptères des périodes propices à la reproduction, si un rapport avec un partenaire du même sexe est donc envisageable, il est très rare (mais pas inexistant) qu’il soit exclusif. Les comportements homosexuels sont donc des réalités dans les milieux vivants, mais leurs pratiques et leurs origines s’inscrivent dans des contextes absolument différents. La biologisation du comportement sexuel animal est là encore sujette à interprétations et pourrait être utilisée en contre-argument une nouvelle fois.
Ainsi, la logique d’une biologisation du social est-elle une alliée pour cette cause ou une autre, ou bien trop variable pour en faire un argument durable ? Peut-elle être conjuguée avec l’éducation, qui reste le principal vecteur de tolérance et du respect pour autrui ? Si l’apport d’un argument de la sorte parait bénéfique pour certains, nous avons vu à quel point il était facile de manipuler les résultats d’une recherche, scientifiquement sérieuse ou non. Les dangers d’une biologisation du social peuvent se traduire de plusieurs façons : éluder les réelles possibilités de réponses à un problème actuel (ici l’homophobie (Mercier, 2021)) ; le risque d’une manipulation et des résultats, et des populations.
B- Le danger : recourir à des comparaisons absurdes pour justifier par la biologie des phénomènes purement sociaux ou politiques
Tout d’abord, la biologisation de faits sociaux peut devenir le fondement de théories douteuses et non scientifiques. Certaines théories purement biologiques à l’origine ont été transposées à l’échelle sociale voire sociétale, transformant complètement la théorie de départ. L’exemple du « darwinisme social » est particulièrement marquant pour illustrer ce phénomène. En effet, le darwinisme n’a à l’origine aucune volonté de s’appliquer au niveau social. Il a pourtant été transposé à l’échelle de la société, avec une idée de sélection naturelle et de lutte des races pour leur survie. C’est Charles Lyell qui donne naissance à la première dérive du darwinisme, en 1859, lorsqu’il suggère que le processus biologique d'« évolution » peut se produire entre les races humaines. En Angleterre, c’est Spencer qui fait converger la pensée de Darwin avec la politique en prônant l’élimination des « moins bons ». C’est de cette transposition que naît l’eugénisme dans différents pays, défini par Galton en 1904 comme « l’étude des facteurs socialement contrôlables qui peuvent élever ou abaisser les qualités raciales des générations futures, aussi bien physiquement que mentalement » (Terrenoire, 2005). La « science » eugénique est donc vue comme une réponse moderne à un problème social avec l’idée de sélection humaine pour y remédier, et une idée sous-jacente de contrôle de la population par les élites politiques et scientifiques.
Ces théories, une fois élaborées, peuvent ensuite servir de justification à des phénomènes purement politiques ou sociaux. Prenons l’exemple des politiques eugénistes sous le Troisième Reich.
En Allemagne, la montée de pratiques eugénistes au cours du XIXème siècle avec par exemple l’interdiction du mariage des « inaptes » entraîne l’acceptation progressive de certaines de ses pratiques, ce qui permettra aux lois eugéniques nazies d’être assez tolérées par une partie de la population. Ainsi, à l’arrivée du régime nazi au pouvoir en 1933, le mythe aryen constitue une motivation de projets discriminatoires, qui deviennent même meurtriers. La santé publique et les sciences médicales ont servi de bases à l’application immédiate de la politique raciale nazie : stérilisations, euthanasies, abus de la médecine. Le darwinisme social est appliqué : une sélection est faite entre ceux qui survivent et ceux qui doivent être éliminés car soi-disant appartenant à des races inférieures – et c’est notamment l’hérédité biologique qui sert de justification aux inégalités, et donc aux discriminations, car elle détermine l’appartenance ou non aux races favorisées ou à celles discriminées. Ainsi, le régime nazi justifie en partie ses pratiques discriminatoires, voire meurtrières, par une biologisation du racisme, avec la notion d’une « race pure » ou « impure ».
Pour revenir sur l’exemple des fourmis, l’écueil serait de considérer que puisque l’esclavagisme est, comme nous l’avons vu, parfois nécessaire chez les fourmis, ce phénomène serait nécessaire voire naturel chez tous les animaux et donc justifié dans les sociétés humaines. Une des justifications de l’expansion coloniale au XIXème siècle et donc de l'esclavagisme a d’ailleurs été un racisme biologique fondé sur l’idée d’une existence de races supérieures et inférieures.
En somme, « La science n’aura été que le magasin où les politiques auront habillé leurs fantasmes » (Ternon, 2005).
Cordier Solène, 2019, « Même si l’homosexualité est mieux acceptée, des poches d’homophobie demeurent en France », Le Monde.fr. Adresse : https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/06/26/meme-si-l-homosexualite-est-mieux-acceptee-des-poches-d-homophobie-demeurent-en-france_5481512_3224.html
Hogenboom Melissa, 2015, « Are there any homosexual animals? »,. BBC earth. Adresse : https://www.bbc.com/earth/story/20150206-are-there-any-homosexual-animals
McIntosh, 2019, « There’s (Still) No Gay Gene | Harvard Magazine », Adresse : https://harvardmagazine.com/2019/08/there-s-still-no-gay-gene
Mercier Cyprien, 2021, « Angers. Victime d’une agression homophobe, Jonathan a vu sa vie défiler », Courrier de l’Ouest. Adresse : https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/angers-49000/angers-victime-d-une-agression-homophobe-jonathan-a-vu-sa-vie-defiler-a7c237d4-7cfc-11eb-8aed-7ea283ae4888
Ternon Yves, 2005, « Penser, classer, exclure. Origine du racisme biologique », Revue dHistoire de la Shoah, vol. N° 183, n° 2, p. 17‑47.
Terrenoire Gwen, 2005, « L’eugénisme en France avant 1939 », Revue dHistoire de la Shoah, vol. N° 183, n° 2, p. 49‑67.
Lemerle Sébastien, 2016, « Trois formes contemporaines de biologisation du social », Socio. La nouvelle revue des sciences sociales, vol. n° 6. Adresse : http://journals.openedition.org/socio/2329
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