Partie III - Au fond de l’animalité : un processus de réification rendant les corps accessibles à la domination ?
Image provenant du site One Green Planet, article « The Connection Between Exploitation of Women and Animal »
1. L’animalité philosophique : une « non-existence » réelle ?
La philosophie occidentale, par la réflexion cartésienne et post-cartésienne, a fourni les bases d'une identité animale comme être qui n'est que matière dénuée de toute subjectivité (Chapouthier, 2009, 23). Ayant longtemps coexisté avec une conception de l'homme-animal, qui se traduisait notamment au Moyen Âge par des procès inculqués aux animaux, comme celui fait aux rats par l'évêque d'Autun car transmettant la peste ; c'est au final la conception cartésienne qui a prévalu dans la pensée occidentale, notamment suite à l'arrivée des religions monothéistes. Pour Descartes, les animaux prennent place dans le dualisme entre corps et âme comme des machines, dénués de pensées, de sentiments et qui « agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu'une horloge, laquelle montre bien mieux l'heure qu'il est, que notre jugement ne nous l'enseigne » (Descartes, 1646). Cette conception, responsable d'un véritable « désastre moral » (Chapouthier, 2009, 24), enlève toute possibilité d'empathie, et donc de critique contre la violence animal, et participe à l'invisibilisation et la réification directe de celui ci, qui n'est plus qu'une matière sans sensations internes. Malebranche, successeur de Descartes, aurait ainsi eu la vilaine habitude de frapper son chien et de s'exclamer « Regardez, c’est exactement comme une horloge qui sonne l’heure ! » (2009).
Cette conception, qui a une importance non-négligeable dans la façon dont nous traitons aujourd'hui les animaux, peut être mise en perspective avec diverses théories écoféministes et critiques. C'est d'abord le manque de parole qui fait dire à Descartes que l'animal n'a pas de pensées. Or, cet argument rationaliste pour désigner ce qui est de nature, et donc ce qui peut être dominé, est un pilier dans l'analyse des comportements coloniaux à l'égard des populations indigènes (Plumwood, 2016, 10). S'il est clair que l'assimilation à l'animal est une stratégie d'oppression nuisible à certains groupes refoulés aux marges de l'humanité, elle effectue aussi « une violence épistémique qui dénie à l'animalité sa propre subjectivité et en fait un mode d'être qui peut être refait comme négritude ou indigénéité » (Belcourt, 2015, 5). En somme, les animaux font partie d'un tout qui ne nécessite aucune distinction : en tant que machine, la matière de l'animal en vient à être une simple pièce qu'il est possible de découper et de redistribuer en parts égales (Burgat, 1996). Ce processus d'« homogénéisation » (Plumwood, 2016, 11) essentialise la vie animale dans son entièreté, en en faisant des êtres tous similaires (comme sont d'ailleurs essentialisées aussi les femmes par exemple dans leur déficit par rapport aux hommes), et des unités indistinctes, ce qui contribue à les transformer en stock et en ressources à la disposition des hommes.
Le modèle de « référent absent » développé par Carol J. Adams dans The Sexual Politics of Meat permet d'aller encore plus loin dans cette compréhension critique d'un animal à l'existence diminuée. Là où l'animal n'était que pure matière mais donc tout de même un corps dans la conception du corps-machine, le modèle du référent absent décrit l'empêchement que « quelque chose soit perçu comme ayant été quelqu'un » (Tissot, 2017, 149), ce qui est particulièrement vrai pour lors de la transformation de l'animal en viande. Ce double processus d'invisibilisation et de réification efface l'existence des animaux de nos vies alors qu'ils sont paradoxalement partout dans la consommation carnée. Adams théorise dans cette perspective le cycle « réification-fragmentation-consommation ». Leur présence est donc totalement effacée et mise à distance, spatialement, symboliquement voire linguistiquement. Cela permet aussi en retour une annulation de la responsabilité, qu'elle soit pour la violence faite aux animaux ou pour la consommation carnée, et participe à la banalisation de la violence. La viande est ainsi cette relique anonyme d'une existence passée, obtenue grâce au sacrifice physique et idéologique d'un animal, devenu seulement produit.
Encore une fois, ce processus est profondément lié à la domination sexiste. Pour Adams, la masculinité se construit sur la consommation de viande, qui légitime une domination effective et qui, par déplacement, s'appose au contrôle du corps féminin, lui-même souvent représenté comme de la viande, comme en attestent de multiples publicités (2017). Quant à la logique de banalisation de la violence, elle est aussi largement effective dans le cas des violences sexistes, que ce soit pour l'impunité frappante envers les victimes de viol ou de violences conjuguales par exemple. C'est en somme une domination qui prend sa source dans notre « capacité à oublier la mort et la souffrance des animaux » (2017).
Poster de 1926 de La Vache Qui Rit.
Notons aussi que lorsque les dominés sont présents en image, ils participent de plein gré à leur propre destruction, avec joie et bonne humeur (Tissot, 2017, 149). En témoignent les innombrables publicités présentant des femmes heureuses d'être apposées à une pièce de viande ou celles présentant des animaux hilares pour promouvoir la consommation carnée (2017). Derrière cette façade se cache peut-être une vérité plus sombre. La vache rit-elle encore ?
La représentation de l'animal participant à sa propre consommation : une preuve de déresponsabilisation et d'invisibilisation ?
2. De la réification à l'exploitation : une division du travail géographiquement différenciée
Le système capitaliste, dès son origine, repose sur une exploitation différenciée des territoires et des populations qui y vivent, et résulte en une inégalité en termes d’échange en fonction de la place occupée au sein de la chaîne de production. L'avènement du capitalisme est très discuté dans le monde des sciences sociales. Malcom Ferdinand, docteur en philosophie politique, et Aníbal Quijano Obregón, sociologue péruvien, datent, comme tant d’autres, cette manière d’organiser la production à l’échelle internationale au XVIème siècle, à la rencontre entre les Antillais et les colons Espagnols et Portugais. Une nouvelle manière d’occuper l’espace mondial s’impose : celle de l’« habitat colonial » théorisée par Ferdinand dans Une Écologie Décoloniale. Celle-ci repose sur l’appropriation et la hiérarchisation des territoires et des populations qui y vivent. Les terres et les populations colonisées apparaissent comme réserve de ressources et de main d'œuvre à exploiter. Dans ce système capitaliste, s’y construit une organisation dans laquelle on a un centre, ici l’Europe, et les subordonnées (pays colonisés). Ainsi, les colons européens vont y mettre en place les économies les plus lucratives. Cela a été particulièrement le cas dès le XVIème siècle, où ont été mises en place les premières économies de plantation, plantations sucrières notamment, dans les îles caribéennes, là où le climat lui est le plus favorable.
(1): la maison du maître (2): les «cases à nègres» où vivent les esclaves (3): les pâturages (4): les champs de canne à sucre (5): le moulin à eau
Gravure du modèle de plantation sucrier au XVIIème siècle d'après Encyclopédie, 1751-1772, colorisée au XIXème siècle.
Si une telle manière d’exploiter l’espace, et les différentes populations qui y vivent par extension, est rendue possible, c’est parce qu’elle s'inscrit dans une perspective qui entremêle spécisme, où animaux sont réifiés, et comparaisons entre subalternes et les animaux. Dans ce que Anibal Quijano nomme la « colonialité du pouvoir » (Quijano, 1992), il montre les liens entre la domination eurocentrée à l’origine du système capitaliste et l’imposition de l’idée de race. Il explique la manière dont les dominations raciales prétendent prendre racine dans des faits scientifiques et avérés mais qu’en réalité elles relèvent uniquement de l'historicisme. Dans cette perspective universaliste, qui repose clairement sur le clivage entre raison et corps, le concept de race sert donc d’outil d'assujettissement et de répartition racialisée du travail à l’échelle mondiale. L’asservissement et la réification des corps colonisés, notamment ceux des Noirs Africains, ont été complètement explicites pendant la période coloniale : les corps étaient considérés comme de véritables marchandises, biens collectifs, faisant l’objet de vente et d’achat sur un marché qui leur était proprement dédié. Mais il était aussi comme des biens meubles, au même titre que les bêtes, eux aussi à considérer comme des corps colonisés. En cela, l'animalité, et plus généralement l'anthropocentrisme peuvent être considérés comme des « politiques de spatialité », en vue de construire les espaces colonisés, historiquement liées à l'instauration d'un capitalisme colonial (Belcourt, 2015, 3). Dans un monde postcolonial la structure maître/esclave semble prendre des formes plus implicites celle de dépendance économique, politique et militaire, qui fait qu’il est bien plus difficile de s’en abstraire.
3. La critique de l'anthropocentrisme : un renouveau épistémique et ontologique ?
Plus qu'une réintégration du référent absent dans nos consciences, les analyses critiques de la domination spéciste permettent de ré-envisager l'animal comme principe actif de socialisation, c'est-à-dire comme acteur de sa propre histoire mais aussi acteurs de nos histoires (Morin, 2016, 60). La dessentialisation des catégories « humains » et « animaux » permet ainsi de brouiller la vision anthropocentrique qui appréhende le monde en distinguant la société, en tant que communauté des humains, et la nature, en deux entités closes. Les animaux deviennent ainsi dans la perception du monde des « entités "bonnes à socialiser [qui] exercent un effet en retour sur les humains" » (Descola, ref).
Peut-être faut-il aussi voir dans cette dessentialisation une possibilité d'abroger l'index homme/animal comme un état et une essence, pour au contraire le voir comme un acte et une performance (Birke, Bryld et Lykke, 2004). La réhabilitation du concept de performativité de Butler permet en effet de voir dans l'animalité une pratique instituée par des relations de pouvoirs socio-culturelles. Tout comme le genre, qui pour Butler est une « stylisation du corps répétée et un ensemble d'actes répétés au sein d'un cadre fortement régulatoire qui se solidifie avec le temps » (Butler, 2004), l'animalité est une construction solidifiée et actualisée par nos pratiques sociales. Ainsi, si le « Queering » désigne la norme déviante comme une pratique et non plus un état, l'« Animaling » permet de redéfinir les frontières entre humanité et animalité, en étudiant leur interaction comme une chorégraphie, une performance donc, de co-construction relative (2004). Cela contribue d'une manière radicale à abroger la perception anthropocentrique du monde et de réintégrer les animaux comme principe actif de notre monde, du monde donc, et de court-circuiter ces frontières ontologiques.
La conséquence épistémique de cela est une perspective renouvelée par la mise en lumière des logiques spécistes qui hantent les études critiques elles-mêmes (Morin, 2016, 61). En effet, accepter le non-humain comme principe actif c'est ne pas le traiter comme un « objet » qui est dominé, mais voir en lui un sujet qui résiste et qui s'inscrit activement dans ces réseaux de domination. Dans certains cas, la continuité entre animal et humain comme sujets de résistance face à la domination permet de briser le dualisme animal/humain comme le souligne l'analyse de Mavhunga portant sur la catégorie des « nuisibles » telle qu'elle est déployée par les colons en Afrique. Cette dernière englobe autant les animaux sauvages, qui font une distinction entre indigènes et colons, et qui saccagent en conséquence des camps d'installation (comme c'est le cas des éléphants), que les guérilleros indigènes, qui s'inspirent de certaines techniques animales pour résister. Cette analyse transcende le dualisme animal/humain, afin de révéler une continuité positive entre des êtres vivants résistants. Loin de déployer une idéologie raciste en vue d'assimiler indigènes et animaux, l'analyse de Mahvunga s'émancipe de tout anthropocentrisme grâce à la reconnaissance de tout être vivant comme sujet potentiellement résistant (2016).
Le cas de la « vache laitière » (Gaard, 2015) et du « rat de laboratoire » (Birke, Bryld et Lykke, 2004) concentrent tous deux ces enjeux. Si la violence effectuée envers ces deux figures, symboliquement et linguistiquement, est oubliée et effacée, constituant en cela une situation de référents absents ; la figure du « rat de laboratoire » par exemple, est « quelque chose d'un hybride, constitué conjointement de l'animal, des individus et divers associations de technologies (les cages standards; les outils pour mesurer ou tuer [...]) » (2004, 173). Cette même analyse peut être appliquée au cas des vaches laitières, dont le corps lui aussi « fige tout un ensemble de technologies et de pratiques » (2004, 173). Ainsi, malgré cette invisibilisation, il est capital de voir en ces animaux des acteurs de leur propre histoire. Eux aussi résistent parfois, mettant à mal l'oubli et la réification qui leur est imposée. Dans cette perspective, il est possible de prendre l'histoire racontée par Holly Cheever, à propos d'une vache laitière qui donna naissance à des jumeaux, et en sacrifia un afin de dissimuler l'autre dans les hautes herbes (Gaard, 2015, 173). Reconnaître en cette action une tentative de résistance face à une oppression, c'est avant tout transcender le dualisme humain/ animal et évacuer un modèle de victimisation afin que l'animalité puisse « devenir synonyme de résistance et d’action positive » (Morin, 2016, 61).
« Il faut embrasser l'animalité à laquelle nous sommes constamment renvoyés. Avec la King Kong de Virginie Despentes, les gorilles des Guerrilla Girls […] il nous faut prendre les bananes et monter dans les arbres, il faut ouvrir toutes les cages et déboucler toutes les taxonomies pour inventer, ensemble, une politique des guenons ». Faire de l’animalité un principe actif
d’action, brouiller les frontières par la force de résistance partagée.
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