Dans un premier temps, nous considérons que le spécisme a été et reste un mécanisme incontournable dans la colonisation. Dès le XVIème siècle, la colonisation européenne s’opère selon des principes décrits par Plumwood dans son article « Decolonising Relationships with Nature »
(Plumwood, 2016). Ces campagnes militaires qui mènent à la suppression de populations entières sont moralement justifiées par une conception spéciste : l’Homme est supérieur à la nature, tout ce qui en relève lui est donc inférieur. En rapprochant le colonisé à la nature, le spécisme tente de justifier une colonisation violente, qui s’inscrit dans une longue perspective historique.
De plus, cette colonisation ne profite pas à l’humanité toute entière mais s’inscrit dans la vision intrinsèquement spéciste du «
master model » par le capitalisme. Historiquement
(Belcourt, 2015), le capitalisme profite du colonialisme, de la subordination de la main d’œuvre et du monopole des ressources. Est ce que c’est un pur hasard que les caricatures les plus fréquentes du capitaliste ne représentent jamais des minorités mais toujours le «
master model », c’est à dire un homme Blanc et aisé ?
Caricature typique du capitalisme. Cette œuvre reprend l’imagerie du « fat cat », c’est à dire d’une personne riche et avide qui, par la possession d’un grand capital, vit facilement du travail des autres. Image de Trade Union UNity Magazine, septembre 1925.
Ainsi, nous retrouvons bien la notion d’intersectionnalité par les influences spécistes colonialistes et capitalistes.
Nous retrouvons également le caractère historique de cette intersectionnalité dans l’écoféminisme de Val Plumwood. Dans son livre
Feminism and the Mastery of Nature (Plumwood, 1993), elle expose sa volonté de redéfinir l’écoféminisme. Pour se faire, elle décrit un ensemble d’hypothèses féministes qu’elle considère comme erronées ou dépassées. Dans un premier temps, Plumwood part d’un constat dualistique historique : l’association entre femmes et nature ainsi que hommes et culture. Comme nous l’avons précédemment démontré, les influences du spécisme confient à cette association un pouvoir de domination, notamment des hommes sur les femmes. Plumwood affirme que la réponse féministe traditionnelle a été de rejeter la connexion entre femmes et nature, ainsi d’estimer que les femmes doivent rejoindre le monde puissant des hommes. Or comme le «
master model » définit l’humanité selon des caractéristiques masculines, considérer que les femmes doivent rejoindre le monde des hommes revient à ce qu’elles deviennent « entièrement humaines ». Mais que signifie « humanité » ? Que veut dire être humain à proprement parler ? Plumwood reproche à certains courants féministes d’omettre ce questionnement. En effet, le mécanisme spéciste d’hyper-séparation définit l’humanité par exclusion, par ce qui n’est pas naturel et, par extension, pas féminin.
Ainsi, Plumwood explique que tenter d’emboiter les femmes dans une hiérarchie, sans questionner de manière critique sa construction, revient à soutenir inconsciemment une structure spéciste et patriarcale. Cela prouve donc que, par leur co-constructions historiques, il est impossible de critiquer un système de domination sans en critiquer implicitement un autre.
Le même questionnement se pose par rapport à la domination concernant les animaux. Pour « rattraper » le mal fait ou l'écart injuste qu'il existe entre hommes et animaux, faut-il seulement leur accorder des droits ou la citoyenneté ? En Amérique du Nord, la question, abordée d'un point de vue critique, n'est pas si simple. En effet, la lutte contre le spécisme est profondément liée à celle du décolonialisme. Or, il est impossible de donner une citoyenneté aux animaux sans en faire des sujets néolibéraux, ce qui est profondément anti-décoloniale car reproduisant la souveraineté du colon ainsi que les structures qui la maintiennent
(Belcourt, 2015, 7).
2. Le spécisme comme base des mécanismes d’exclusion
La notion d’identité est centrale dans l’analyse des relations entre humains et non-humains, mais aussi entre humains. Dans une manière de penser foncièrement évolutionniste, où les différences ne s’expliquent que par une échelle de progrès, l’identité devient un véritable enjeu d’affirmation de sa supériorité qui repose sur l’anthropocentrisme (dualisme entre culture et nature). Il s’opère donc des clivages nets entre humains et animaux, mais aussi entre humains où il existe un nombre plus important de fractures en fonction des différentes catégories sociales : race, sexe, orientations sexuelles. Les dominants (européens) opposent leur identité face à celle des dominés de la même manière que les philosophes opposent, dès Platon, culture et nature. Ainsi, le statut inférieur des animaux qui avait permis d’affirmer la supériorité de l’être humain (spécisme) se voit instrumentaliser pour dévaluer d’autres individus au sein de l’espèce humaine et de leur en exclure.
Le cas de la Vénus Hottentote, Sarah Bartman, est un bon exemple d’intersectionnalité où différents types d’oppression s’exercent dans un seul et unique cas. De par son statut de femme africaine (double pénalité) et son physique au fessier et poitrine développées considérées comme exotique, elle se retrouve à l’intersection de plusieurs enjeux qui sont le sexisme, le racisme et le spécisme. En effet, elle se voit faire l’objet d’expérience voyeuriste où de part sa position de femme, elle est réduite à son physique et exposée à des expériences et observations voyeuriste où ses attributs et son appareil génital faisaient l’objet de rapport scientifique. En tant qu’africaine et colonisée, elle subit une sexualisation d’autant plus poussée qu’on la compare à un animal¹ allant même jusqu’à nier son humanité la réduire au rang d’animal².
Dans ce rapport asymétrique, l’« hétéro-identité » (identité définie par autrui) prend un poid plus important et se montre également très stigmatisante. En effet, dans le mécanisme que Plumwood appelle l’« assimilation », elle désigne la méthode qui consiste à définir négativement l’identité des Autres. La déshumanisation et l’animalisation que les subalternes subissent permet la justification de leur domination et de leur asservissement. Cet asservissement bien qu’il soit la preuve qu’il y a domination peut se retourner contre les dominants. En effet, admettre une certaine dépendance envers la nature, et envers les populations par équivalence, serait de leur accorder une sorte de pouvoir et d’emprise qui va à l’encontre des logiques d’asservissement. De ce fait, des mécanismes sont mis en place des pour dévaloriser le travail de l’Autre afin de rétablir la position de pouvoir du dominant.
¹ « Ils rivalisent même dans leurs excès avec l’impudente brutalité des singes et d’autres animaux lascifs.» dans l'article « Homme », Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle appliquée aux arts, nelle éd., Paris : Deterville, t. XV, 1817, pp. 82-87
² « le passage du genre Homme au genre Orang et aux Singes » dans art. « Homme », in Bory de Saint-Vincent, Dictionnaire classique d’histoire naturelle, Paris : Rey & Gravier, Baudoin Frères, t. VIII, 1825, p. 325
3. Le lait de la terreur : une analyse intersectionelle
Le cas du lait, en tant que marchandise ou aliment produit par la « vache laitière », est particulièrement éclairant à cet égard. Le processus de production consiste en une exploitation violente du cycle reproductif des vaches : rappelons que ces animaux dont la durée de vie est normalement de vingt-cinq ans meurent souvent vers l’âge de quatre ans, après un cycle ininterrompu de grossesses dès l’âge de quinze mois, rythmées par des infections fréquentes liées à la traite mécanique
(Gaard, 2015, 603). L’insémination par la force de ces vaches afin d’en tirer bénéfice est au centre de la conception de « protéine féminisée » théorisée par Carol J. Adams (Yilmaz, 2019, 28) qui y voit un trépassement du corps féminin afin d'en tirer un profit. Par là, il s’agit de reconnaître dans cet acte des violences envers un corps féminin qui n'a pas donné son consentement afin d’en tirer profit, ce qui s’apparente, comme le souligne J. Adams, à la logique du viol. Dans cette optique, il est possible de faire des ponts linguistiques entre les expressions décrivant les violences genrées tout en en effaçant les victimes, comme c'est le cas « de viols par contrainte » et « abattage sans cruauté »
(Tissot, 2017, 150). Gaard critique à la fin de son étude les représentations genrées appliquées puérilement aux vaches de trait, cette « nourricière lente, stupide et laitière », qui confortent l'industrie laitière et empêchent toute remise en cause critique de cette exploitation
(Gaard, 2015, 613).
De manière plus générale, la violence de genre se déploie à travers toutes les industries de viande : les animaux femelles sur-représentées subissent des conditions d’abattage extrêmement violentes, mises en place en majorité par des hommes, eux-mêmes exploités par une division du travail capitaliste. Or, ce ne sont pas que les employés agricoles qui s’inscrivent dans le système capitaliste : réintégrer les animaux au sein de ce dernier permet de voir qu’ils sont aussi soumis aux logiques de rentabilité et de travail, et qu’ils effectuent une forme de travail forcée
(Nocella, White et Cudworth, 2015, 100). Dans cette perspective, il est possible de voir en eux des travailleurs aliénés, qui ne possèdent rien de ce qu'ils produisent, que ce soit leur production ou leur progéniture. Mais plus que des travailleurs produisant pour quelqu'un, ils sont eux-mêmes des « biens meubles », d’ailleurs définis comme tel dans le Code Civil jusqu'en 2015
(Florence Burgat, 1996), et donc des commodités (
Nocella, White et Cudworth, 2015, 102), asservis pour faire du profit.
Dans le récit national américain, le lait incarne le progrès scientifique par la prouesse d'arriver à produire toute l’année une marchandise qui n'est disponible que de mars à novembre. Atkins, nutritionniste américain, affirme ainsi que le lait a été pour la société britannique « représentatif des efforts pour redessiner les frontières entre la nature et la société ». Le lait est aussi symbolique de la croissance capitaliste, des normes blanches de beauté et de l’homogénéité du corps blanc ainsi que son pouvoir
(Morin, 2016, 60). C’est ainsi qu’Herbert Hoover, le 31e président des Etats-Unis, dans un discours délivré en 1923 avant le Congrès mondial de l’industrie du lait, dit que reposent sur l'industrie du lait « non seulement les problèmes de santé public, mais aussi la croissance et la virilité même des races blanches »
(Gaard, 2015, 608). Le rapport des corps au lait est lui aussi différencié : historiquement, ce sont des populations surtout blanches qui ont toujours consommé du lait et ont donc gardé l'enzyme lactique qui permet de le digérer. Il est en cela révélateur de l’hégémonie des pratiques blanches que l’intolérance au lactose, pourtant partagée par de nombreuses populations aux Etats-Unis et de par le monde, fût classée comme une maladie par l’industrie du lait, pathologisant ainsi les populations non-blanches (2015).
Il existe une continuité entre ce lait occidental représentant le progrès scientifique et la domination coloniale. Déjà soulignée par Plumwood dans le cadre des colonisations européennes, l’argument rationaliste a aussi été un enjeu de l’impérialisme américain beaucoup plus récemment
(Gaard, 2015, 60). Dans les années 1980, Nestlé lance une campagne en Inde et en Afrique pour promouvoir le lait déshydraté. Sous couvert d’arguments rationalistes (des femmes déguisées en infirmières sont déployées pour promouvoir le lait), le produit s’impose peu à peu à la population. Or, les mères de ces pays plus pauvres ne pouvaient lire convenablement les instructions et n’avaient pas à leur disposition les instruments nécessaires pour stériliser les biberons, ce qui cause une vague de malnutrition et diarrhées violentes et maladies infantiles généralisées. La pression mise à ces femmes pour partager le point de vue du colon, celui d’un lait fruit de la technologie et de la civilisation, finit en désastres : de nombreux enfants perdent la vie, et, malgré un scandal total, Nestlé tire quand même d'énormes bénéfices de ces ventes. (2015, 604). La violence raciste s’inscrit ici dans une continuité avec les arguments rationalistes coloniaux mais fait aussi partie d’une logique capitaliste de profits.
Bethlehem MESSELU, Nathan PARIS, Adèle LOUCHART
Bibliographie.
Belcourt Billy-Ray, 2015, « Animal Bodies, Colonial Subjects: (Re)Locating Animality in Decolonial Thought »,. Societies, vol. 5, n° 1, p. 1‑11.
Florence Burgat, 1996,« Logique de la légitimisation de la violence », De la violence II, Françoise Héritier, , p. 352. Adresse : http://bibliodroitsanimaux.free.fr/florenceburgatlegitimisationviolence.html [Consulté le : 2 mars 2021].
Gaard Greta, 2015, « Toward a Feminist Postcolonial Milk Studies »,. American Quarterly, vol. 65, n° 3, p. 595‑618.
Morin Flo, 2016, Animal, La Découverte. Adresse : https://www-cairn-info.portail.psl.eu/encyclopedie-critique-du-genre--9782707190482-page-54.htm [Consulté le : 22 février 2021].
Nocella Anthony J., White Richard J. et Cudworth Erika éd., 2015, Anarchism and animal liberation: essays on complementary elements of total liberation, Jefferson, North Carolina, McFarland & Company, Inc., Publishers.
Plumwood Val, 2016, « Decolonising relationships with nature »,. Adresse : /articles/journal_contribution/Decolonising_relationships_with_nature/3826707/1 [Consulté le : 2 mars 2021].
Plumwood Val, 1993, Feminism and the Mastery of Nature, Routledge. Adresse : https://warwick.ac.uk/fac/arts/english/currentstudents/undergraduate/modules/fulllist/first/en122/lecturelist2017-18/plumwood.pdf.
Tissot Sylvie, 2017, « Carol Adams : La politique sexuelle de la viande. Une théorie critique féministe végétarienne »,. Nouvelles Questions Feministes, vol. Vol. 36, n° 1, p. 148‑151.
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