Partie I - L'animalité à des fins de dominations : le « sophisme de la bestialité »




 Explorateur de l’ère coloniale britannique. Gravure non datée. 


  1. Anthropocentrisme : un archétype humain qui ne l’est pas ?


L’anthropocentrisme, en se définissant comme « une théorie morale qui prend l’humanité comme son standard » (Belcourt, 2015, 4), pose la question de l’« humain » et de son essence. Qu'est-ce qui est humain ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Et donc, qui mérite des droits ? Si le dualisme entre nature et culture est désormais devenu commun, il est tout à fait contestable, pour la théorie morale anthropocentrique telle qu’elle a été développée dans une Europe blanche, d'affirmer qu'un humain est seulement un membre de l’espèce Homo Sapiens Sapiens. Ce questionnement a été l'occasion pour certains groupes humains de se définir comme l’être humain légitime, celui qui a le pouvoir de dire qui n'en est donc pas un. 

Historiquement, la catégorie même d’Homo Sapiens Sapiens fut prétexte à une hiérarchisation interne comme le prouve le Sistema Naturae de Linné (Preciado, 2019). Si la catégorie biologique de l’espèce n’est pas un refuge pour les dominés, c’est qu’il existe une faille morale dans la logique anthropocentrique. Cette anthropocentrisme ne prend donc pas pour standard moral n’importe quel homme mais un homme bien particulier, « un autre corps qu’il appell[e] humain : un corps souverain, blanc, hétérosexuel, sain séminal » (Preciado). En s’appuyant sur ce qu’il rejette, c'est-à-dire la sphère de la nature qu’il exclut de son éthique car la considérant primitive , cette anthropocentrisme a permis en retour une instrumentalisation de « ces hommes mal sortis de l’animalité » comme le dit Armengaud (Burgat, 1996) et donc de ce qui est rejeté dans la sphère du non-humain (Plumwood, 2016, 9). Strauss parle ainsi de « dignité exclusive » pour désigner l’utilisation de cette frontière avec l’animalité pour asservir d’autres peuples, se cachant derrière un argument civilisateur, pâle héritage d’un humanisme « dévergondé » (1996), doctrine utilisant l’ « humanité » à des fins d’exploitation.

Concrètement, cet anthropocentrisme s’est largement déployé durant les colonisations européennes et ferait partie d’une idéologie européenne se basant sur l’opposition de la raison à la nature à des fins de domination, qu’elle soit sur des humains ou des non-humains (Plumwood, 2016, 9). L'opposition faite entre les barbares sauvages et les colons civilisés dotés de raison recoupe un dualisme nature/culture ethnocentré qui voit dans les peuples colonisés des infra-humains en continuité avec la nature et donc avec ce qui peut être dominé légitimement. Pour un groupe ici culturellement déterminé, les hommes européens blancs, la raison est donc l’argument qui les sépare du reste de l’humanité et qui constitue aussi ce gouffre insondable qui coupe court avec la nature.


  1. Le rapport à l’animal : la manipulation d’une frontière à ne pas franchir ?


Exécution d’une sorcière. Gravure de DATE. Image du site RTS,  article « Histoire de la Chasse aux Sorcières ».


« Un bon steak cuit au barbecue pour les hommes, et de la salade verte pour les femmes. Stéréotypé, ce schéma continue pourtant de régir nos imaginaires… » (Meunier, s. d.). Ainsi commence l’article de Lucile Meunier sur le lien entre l’exploitation de la femme et l’exploitation de l’animal. Même ce constat basique souligne une domination de la femme, par la perpétuation dépassée de la dynamique chasseur/cueilleuse. Les sorcières constituent un exemple particulièrement parlant d’animalisation de la femme à des fins de domination.

En effet, la chasse aux sorcières connaît son paroxysme aux alentours de 1600 (Histoire de la chasse aux sorcières, 2017). Actuellement, nous estimons que ces procès aboutissent à entre 70 000 et 80 000 exécutions dont 70% sont des femmes. A l’époque, une accusation de sorcellerie est une accusation d’association avec le Diable (lui-même une figure animalisée par rapport à celle de Dieu). Une sorte d’échelle d’animalité vers l’humanité se dresse donc entre ces deux piliers bibliques. La diabolisation implique donc intrinsèquement une certaine déshumanisation et donc une bestialisation. Par exemple, les œuvres d’époque qui représentent des sorcières, représentent très souvent aussi des animaux.


Représentation d’une sorcière avec des figures animalisées aux alentours. Scène de sorcières, David Teniers II en 1635. Image du site L’OBS, article « Les sorcières, fausses méchantes et vraies victimes ».

 
On observe donc une érosion progressive de la frontière entre l’être humain et l’animal, ici par l’image et l’association visuelle. Cette opération s’opère également par des pratiques, telles qu’elles sont perçues par la population générale.

Ainsi, l’animalisation se joue également par la focale sexuelle, par une liaison tracée entre sorcières et pratiques sexuelles stigmatisées. Le « baiser du diable » en est un exemple. L’infame osculum serait un rite par lequel les sorcières embrassent l’anus d’un animal, pour représenter une rencontre avec le Diable).


Scène de Sabbat, 1460. Trois sorcières et un initié sont à côté du diable, représenté par un bouc qui expulse des excréments. La sorcière en rouge, à droite, vient d’embrasser l’anus de l’animal, comme en témoignent ses lèvres noircies. 

Cette animalisation a permis l’exécution de milliers de femmes par des comités d’hommes, souvent sans preuves détaillées. De plus, nous savons que les femmes accusées étaient souvent excentriques, à l’égard de la société ou particulièrement douées en herboristerie. La chasse aux sorcières constituait donc un mécanisme de pouvoir et de régulation sociale patriarcale, en vue de maintenir une norme homogène de femmes obéissantes et soumises. Dans cette régulation sociale du corps de la femme nous pouvons également voir, comme le fait Silvia Federici (Federici, 2014), un lien avec le développement du capitalisme.

De nos jours le mouvement féministe semble se réapproprier le label de sorcière.

Le terme est de plus en plus fréquent dans le discours national, ainsi que dans le monde de la culture. Que ce soit des femmes comme Björk ou Lana Del Rey qui se décrivent ainsi, des œuvres d’art ou des films qui emploient ce terme, la sorcière est aujourd'hui devenue un symbole de femme indépendante et puissante, tout en gardant son caractère « naturel ».


Wil-o-Wisp de Rachel Rose, 2018. Ce court film présenté au Philadelphia Museum of Art examine l'Angleterre du XVIème siècle, par la focale d’une sorcière désignée. Vidéo du New York Times Style Magazine, article « The Witch Continues to Enchant as a Feminist Symbol ».


D’après un article du New York Times Style Magazine (Guadagnino, 2018), le terme retient « à la fois une naturalité et une force, naissantes d’un instinct de conservation de soi » (note de bas de page avec l’anglais d’origine), au point de figurer lors du Women’s March de 2017 : « Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n’avez pas pu brûler ».

Cette persécution historique des sorcières semble naître d’une peur du mélange, à la fois entre humains et animaux mais aussi à l’intérieur même du groupe humain. Nous pouvons faire l’hypothèse que l’origine de cette peur réside dans la surinterprétation de l’anthropocentrisme, et dans le prisme populaire de la nature comme Autre. En effet, Plumwood déclare ainsi dans son article « Decolonising Relationships with Nature » (Plumwood, 2016) : « D’un point de vue anthropocentrique, la nature est un ordre inférieur hyper-séparé dépourvu de réelle continuité avec l’humain ». D’après Plumwood, l’hyper séparation signifie « définir l’identité dominante de manière catégorique contre ou en opposition à l’identité subordonnée, par exclusion de leur qualités réelles ou supposées. ». De cette manière, l’humain à part entière est défini par opposition directe à la Nature, à laquelle sont associées les sorcières. Les sorcières deviennent donc un groupe Autre, homogène par le seul fait qu’il est différent de celui des humains. Même l’invention et l’utilisation du nom collectif de « sorcières » témoigne de cette homogénéisation d’un groupe hyper-séparé du groupement humain.


    3. Des hommes et des bêtes : de la comparaison vers l’assimilation ?


Bien que le rapprochement entre animaux et colonisés ait commencé avec de simples comparaisons avec leurs physionomies, entretenus par des études se réclamant scientifiques, il a pris une toute autre ampleur et a légitimé leur traitement abject. En effet, de nombreuses études et observations ont été réalisées, leur but étant de trouver des traits d’animalité sur leur sujet. Cela a été particulièrement le cas pour les Noirs Africains qui ont été l’objet d’assimilation aux singes à travers des comparaisons physiologiques précises (angle facial, placement du bassin ou encore la configuration du système nerveux). Une fois l’étape de l’analogie étant passée, les Noirs ont été assignés au statut d’animal et ont donc reçu les mêmes traitements et les mêmes logiques. On peut citer la domestication, par analogie de celle des animaux sauvages en animaux de compagnie.

Il existe, selon Ferdinand, plusieurs types d’animalisation des Noirs et plus largement des non-blancs qui se manifestent sur plusieurs aspects (social, politique, …). Il y a premièrement la mise en chasse, qui consiste à faire des Noirs (ou non-blancs) des objets de chasse, c’est notamment le cas avec les racisés qui deviennent malgré eux les « proies des policiers racistes » (Ferdinand, 2019, 368). Deuxièmement, il développe l’idée de mise en trophée où les Noirs (ou non-blancs) deviennent objet de prestige, de divertissement, comme c’est le cas avec bon nombre de tendances initiées par les Afro-Américains. Et pour finir, la mise en cage qui peut être littérale comme cela l’a été avec les zoos humains. Ces derniers marquent le passage d’un racisme scientifique, qui se veut d’expliquer les différences entre humains par la race, à un racisme populaire où se divertir en observant des sauvages devient une sortie familiale. Au total, c’est 35 000 personnes exhibées dans ces expositions coloniales entre 1810 et 1840, et plus d’un milliard d’observateurs. Un tel engouement est le résultat d'une curiosité face à ces expositions coloniales qui se veulent de simuler un voyage aux quatre coins du monde et également une fascination pour l’étrange et l’exotisme.

Affiche de l’Exposition coloniale, Victor Jean Desmeures, Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration.


La question du mariage homosexuel et les manifestations contre ce dernier ont permis de mettre en évidence une frontière à ne pas franchir entre homme et animal. En effet, dès la parution du projet de loi visant à le légaliser, la comparaison entre le mariage entre deux individus de même sexe et celui entre humain et animal de suite été émise par des détracteurs. Ce n’est pas un hasard si la transposition de l’union homosexuel et l’union interespèce est fréquente, la notion de sexualité et d’espèces sont étroitement liées. La sexualité est même partie constituante de l’essence de l’espèce. Traditionnellement, l’espèce est définie comme une « population ou un ensemble de populations dont les individus peuvent effectivement ou potentiellement se reproduire entre eux et engendrer une descendance viable et féconde, dans des conditions naturelles »¹. Par le biais de cette définition, est véhiculée la vision naturalisante des relations sexuelles selon laquelle leur finalité est la perduration de l’espèce. Ainsi sont instrumentalisées les relations sexuelles non-fécondes comme un risque d’extinction de l’espèce qui renforce d’autant plus le clivage entre animaux et humains. C’est bien la preuve que l’espèce est un concept socialement construit permettant d'asseoir un rapport hiérarchique entre les groupes d’individus. En effet, cette division, étant à l’origine entre l’humain et l’animal, se transpose au sein même de l’espèce humaine pour créer des sous-espèces.



Du site France Bleu, crédit à Mathilde Montagnon pour Radio France.

¹ Définition du biologiste et généticien allemand Ernst Mayr, 1942.

Bethlehem MESSELU, Nathan PARIS, Adèle LOUCHART


Bibliographie.


Belcourt Billy-Ray, 2015, « Animal Bodies, Colonial Subjects: (Re)Locating Animality in Decolonial Thought », Societies, vol. 5, n° 1, p. 1‑11.


Federici Silvia, 2014, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive., Senonevero. Marseille.


Ferdinand Malcolm, 2019, Pour une écologie décoloniale, p. 355-380, Média Diffusion.


Florence Burgat, 1996, « Logique de la légitimisation de la violence », De la violence II, Françoise Héritier, p.352. Adresse : http://bibliodroitsanimaux.free.fr/florenceburgatlegitimisationviolence.html [Consulté le : 2 mars 2021].


Guadagnino Kate, 2018, « The Witch Continues to Enchant as a Feminist Symbol », The New York Times. Adresse : https://www.nytimes.com/2018/10/31/t-magazine/witch-feminist-symbol.html [Consulté le : 6 mars 2021].


Histoire de la chasse aux sorcières, 2017, rts.ch. Adresse : https://www.rts.ch/decouverte/monde-et-societe/histoire/sorcellerie/9092017-histoire-de-la-chasse-aux-sorcieres.html [Consulté le : 6 mars 2021].


Meunier Lucile, « Pour animaliser les femmes, il a d’abord fallu “déshumaniser” les animaux », Usbek & Rica. Adresse : https://usbeketrica.com/fr/article/pour-animaliser-femmes-deshumaniser-animaux-ecofeminisme [Consulté le : 6 mars 2021].


Paul B. Preciado, 2019,  Un appartement sur Uranus, Grasset. Adresse : https://www.grasset.fr/livres/un-appartement-sur-uranus-9782246820666 [Consulté le : 2 mars 2021].


Plumwood Val, 2016, « Decolonising relationships with nature », Adresse : /articles/journal_contribution/Decolonising_relationships_with_nature/3826707/1 [Consulté le : 2 mars 2021].


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