Suite à l’évolution des espèces animales, le poulpe a développé un système nerveux complexe et des capacités cognitives poussées qui le rendent capable - si tant est qu’il le souhaite - d’être plus ou moins sociable.
A. L’apparition d’un système nerveux complexe issu de l’évolution
Aux premiers abords, le poulpe,
présent dans tous les océans et mers, en eaux peu profondes et profondes,
semble tout à fait différent de l’homme et des autres vertébrés : il est mou,
possède huit bras parsemés de ventouses. Par ailleurs, leur ancêtre commun
ressemblant à un ver plat, accessible en remontant l’arbre de la vie, vivait il
y a 600 millions d’années. Pour cela, il a fallu descendre assez loin dans
l’arbre. A titre de comparaison, l’ancêtre commun des humains et des chimpanzés
remonte à 6 millions d’années.
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Arbre phylogénétique (schéma) Crédit : Peter Godfrey-Smith |
L’évolution graduelle de cette
créature aux airs de ver débute par la séparation des membres de cette espèce.
Au fil du temps, leurs comportements divergent, des gènes mutent, d’autres sont
perdus jusqu’à donner deux espèces distinctes et ainsi de suite aboutissant aux
nombreuses branches et ramifications de l’arbre tel qu’on le connaît comprenant
celle des vertébrés sur laquelle se trouve l’homme et celle des céphalopodes,
un sous-groupe de mollusques. Il est donc tout à fait normal de s’attendre à
une grande différence de structures de fonctionnement du corps entre ces deux
branches. Pourtant, les poulpes sont reconnus pour leurs capacités cognitives
et possèdent de ce fait des similitudes avec les vertébrés. Ils ont en effet
développé une intelligence fondée sur le développement d’un système nerveux
complexe et grand[1]. Si certaines restrictions biologique[2] n’avaient pas
limité ce développement, il n’est pas impossible qu’à ce jour ils égaleraient
l’homme sur ce point voire le dépasseraient.
L’évolution a donc reproduit à deux
reprises une forme d’intelligence sur des branches différentes. En
reprenant toutes les connaissances actuelles, il est envisageable de retracer
le parcours d’évolution des ancêtres des céphalopodes. Tout a commencé par
l’apparition sur Terre d’organismes unicellulaires il y a 3,8 milliards
d’années. Certaines de ces cellules ont renoncé à leur individualité pour se
regrouper en communauté marquant ainsi le début de l’évolution des
animaux. Néanmoins, l’explosion cambrienne datant d’il y a 542
millions d’années vient bouleverser le monde animal de cette période, prénommée
le jardin d’Ediacara[3] par l’apparition de la prédation.
Les animaux interagissent davantage et deviennent partie intégrante de la vie
de l’autre : l’évolution de l’organisme d’une espèce aura des répercussions sur
les organismes des autres individus. Vers -500 millions d’années, les premiers
mollusques sont apparus. Ils possédaient une coquille pour se protéger des
prédateurs ainsi qu’un pied musculaire pour se déplacer sur les fonds marins,
des branchies et un tube digestif.
Néanmoins, certains mollusques se
sont détachés des sols pour se laisser flotter à l’aide de gaz qui entraient dans
leur coquille. Ils ont alors appris à nager grâce au développement d’un syphon,
organe tubulaire pouvant modifier leur trajectoire grâce à un système de
pénétration et d’éjection rapide de l’eau. Leur pied ne leur servant plus
aurait hypothétiquement évolué en bras, qu’on retrouve chez les céphalopodes.
De plus, certains mollusques ont perdu leur boîtier protecteur leurs
déplacements sont plus rapides, avantage notoire pour la chasse. L’abandon
ou l’internalisation de cette coquille a permis à ses descendants, les
céphalopodes, de développer un système nerveux de plus en plus complexe et, par
la suite, une meilleure capacité de mémoire et d’apprentissage, utilisées par
les poulpes pour apprendre de leurs expériences. Cet abandon a créé une
rupture avec les autres mollusques qui, quant à eux, ont conservé leurs
coquilles limitant leur évolution. Aujourd’hui, il existe 100 000 espèces
vivantes de mollusques. Une immense diversité est donc attendue. Néanmoins, 99%
d’entre elles appartiennent à deux groupes : les bivalves et les gastéropodes
(les mollusques se divisent en 6 catégories) et présentent des similitudes
anatomiques. De plus, en comparant ces homologies avec les caractéristiques
corporelles du mollusque ancestral, peu de différences sont notables montrant
ainsi que les mollusques, hormis les céphalopodes, ont très peu évolué.
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Schéma d'une moule (bivalve) Crédit : https://lebocaldupoisson.wordpress.com/2011/07/08/article-scientifique-la-masturbation-de-la-moule-hermaphrodite-mutante-en-alaska-2/ |
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Schéma d'un escargot (gastéropode) Crédit : https://tpemvf.wixsite.com/lepetitscientifique/escargots |
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Schéma d'un mollusque ancestral Crédit : https://lebocaldupoisson.wordpress.com/2011/07/08/article-scientifique-la-masturbation-de-la-moule-hermaphrodite-mutante-en-alaska-2/
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B. Des
capacités cognitives qui laissent penser une forme d’intelligence
Tout d’abord, il faut se poser la
question sur comment mesurer les capacités cognitives d’un animal. La
difficulté qui s’impose est de mesurer une aptitude ou faculté, c’est-à-dire
quelque chose qui a priori ne peut pas être mesuré directement. Ce qui semble
plus naturel est de comparer la taille de l’organe responsable de ces
capacités et de faire le rapport à la taille de l’animal. C’est ainsi que l’on
définit le coefficient d’encéphalisation : il exprime le rapport entre la masse
du cerveau (qui offre un point de référence plus précis que la taille) et la
masse de l'animal. Par ailleurs, la pieuvre est parmi les animaux les mieux
classés dans cette catégorie avec un coefficient d’encéphalisation de 1/200
(uniquement deux rangs par dessous de celui des chimpanzés qui est 1/130).
Hormis, la difficulté à quantifier les capacités cognitives, certains indices
suggèrent que la pieuvre possède les conditions biologiques nécessaires à développer
des facultés proches des espèces considérées comme les plus intelligentes.
L’intelligence de la pieuvre est
étroitement liée à l’une de ses particularités : son large réseau neuronal. En
effet, la pieuvre possède environ 500 millions de neurones qui se distribuent
entre encéphale centrale, lobes optiques et dont deux tiers se trouvent sur
leurs huit bras. Cette extraordinaire quantité de neurones se reflète lors de
nombreuses expériences à travers sa capacité à résoudre des problèmes, des
indices d’une très bonne mémoire, etc. Par exemple, la réalisation de tâches
simultanées et l’utilisation de certains outils confirment que la pieuvre
possède des habilités très particulières, et montrent une certaine ressemblance
avec les espèces les plus intelligentes qui utilisent à leur profit les objets
dans ses alentours. Plus précisément certaines études présentent des pieuvres
qui se sont servis de noix de coco comme abri après les avoir manipulé et
transporté. En somme, la pieuvre fait preuve de capacités cognitives, un
élément essentiel pour le développement de relations avec d’autres membres de
son espèce.
Même si les pieuvres possèdent un
cerveau sur chaque bras, c’est leur cerveau central qui se charge du traitement
de toute l’information, comme chez les mammifères. Pour mettre en évidence cet
aspect, les scientifiques japonais qui ont mené la recherche ont appris à des
poulpes à trouver de la nourriture dans une bifurcation. Chaque chemin avait
une texture différente qui permettait aux pieuvres de reconnaître le chemin
correct, tout en ayant la vision limitée. Les résultats ont montré (Tamar
Gutnick, Letizia Zullo, Binyamin Hochner & Michael J. Kuba, 2020) que
la pieuvre pouvait reconnaitre le chemin correct indépendamment du bras
utilisé. Autrement dit, l’information n’est pas traitée par un seul bras, mais
pas un système nerveux central qui met en commun toutes les
informations. Ainsi, en dépit que chaque bras possède un cerveau,
les expériences indiquent que chacun n’est pas un organisme indépendant des autres.
En outre, leur nombre de neurones est comparable à celui des chiens, ce qui
renforce l’idée que les pieuvres ont un système nerveux similaire à celui des
mammifères et vertébrés. En définitive, bien que le système nerveux des
pieuvres possède des spécificités, il montre une ressemblance importante à celle
des mammifères qui sont très souvent des animaux sociaux.
C. Les prémices
d’un animal social
Chez les espèces les plus
développées, l’être humain inclus, la sociabilité est fortement médiée par
l’influence de certaines molécules appelées hormones. Par exemple, chez les
humains l’ocytocine est une hormone associée aux interactions sociales et aux émotions.
Ainsi, la présence de ce type de molécule pourrait être un indice d’une
prédisposition génétique à la formation des liens sociaux complexes au sein
d’un espèce. D’ailleurs, une étude (Edsinger & Dölen, 2018) propose
que la phenethylamine (+/−)-3,4-methylendioxymethamphetamine (MDMA) est capable
d’induire des comportements sociables parmi les Octopus bimaculoides.
Comme le montre l’expérience réalisée, les poulpes ayant été injectés avec de
la MDMA dédiaient plus de temps aux interactions sociales. Par ailleurs, cette
même étude montre aussi la présence du segment codant pour le transporteur de
sérotonine dans le génome du poulpe, une hormone liée aux émotions chez l’être
humain. De surcroît, ce même segment est le lieu d’action où la molécule MDMA. Autrement
dit, l’étude propose que la MDMA est capable de favoriser des comportements
sociaux car l’espèce Octopus bimaculoides présente dans son
génome des propensions à la sociabilité par le biais des
hormones. Ainsi, il semble que la pieuvre possède dans son génome
les moyens biologiques pour développer des relations sociales complexes.
Parmi les céphalopodes, on retrouve
aussi la famille des seiches ainsi que celle des calmars tous deux proches de
celle des poulpes. Toutes les trois montrent une intelligence relativement
élevée parmi les invertébrés. Pourtant leurs niveaux de sociabilité sont
différents : les calmars sont les plus sociables et se regroupent notamment en
banc hiérarchisé pour mieux se protéger des prédateurs.
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Banc de calmar Source : https://www.change.org/p/scientific-community-call-a-group-of-squids-a-squad-instead-of-a-shoal |
Ensuite viennent les seiches qui parfois nagent
avec des quelques congénères. Enfin, nous avons les pieuvres considérées comme
asocial et solitaire. Une étude a été menée par Yuzuru Ikeda du département de
Chimie, de biologie et des sciences marines à l’université de Ryokyus en 2009
sur le potentiel de reconnaissance de soi et de ses congénères des céphalopodes
vient confirmer ces dissemblances. En effet, lors de leurs expériences ils ont
placé des seiches, des calmars et des poulpes en face d’un miroir afin
d’étudier leurs réactions. Les calmars ont manifesté un grand intérêt pour leur
image contrairement aux pieuvres qui ne réagissait pas ou alors se déplacer à
l’autre bout de la bassine pour se cacher. Néanmoins, cette différence pourrait
tout simplement refléter la diversité des habitudes de chaque animal. Il a été
prouvé que le poulpe peut apprendre visuellement des tâches exécutés par un de
ses congénères à proximité. Ainsi, on ne peut exclure que le poulpe ne puisse
pas se reconnaitre dans un miroir.
Afin de comprendre ces différences
d’attitudes sociables, des scientifiques[4] se sont penchés sur le système
nerveux de ces trois familles de céphalopodes composé de trois grandes parties
: les lobes optiques, le système de bras ainsi que le cerveau central contenant
différents lobes, chacun contrôlant un type de comportement spécifique. Parmi
eux se trouve le lobe vertical (VI) responsable de l’apprentissage et de la
mémoire qui aurait un lien avec la sociabilité des céphalopodes. En effet, son
volume relatif est plus grand chez les calmars et seiches que chez le poulpe[5]. Qui-plus-est, ils ont aussi mesuré ce
volume chez l’espèce de poulpe O. laqueus retrouvée au Japon
dont les individus vivent à proximité et se rencontrent ainsi
régulièrement. Ces derniers ont des lobes verticaux (VI)
relativement plus grands que les autres espèces. Les seiches et les calmars
possédant un système neurologique semblable à celui du poulpe montre que ce
dernier à toutes les clés en main pour être sociable. Ainsi, son mode de vie en
général solitaire pourrait s’expliquer par le fait qu’il habite trop loin des
autres et qu’il n’en côtoie pas assez pour développer une tolérance sociale.
[1] Lors de l’explosion Cambrienne le système nerveux des vertébrés et des céphalopodes a évolué : il est devenu plus grand et plus complexe, leur permettant une intelligence poussée. Néanmoins, certains animaux comme les arthropodes ont réussi à développer une forme d’intelligence avec des systèmes nerveux complexes et petits.
[2] A titre d’exemple, chez les poulpes ce n’est pas l’hémoglobine qui transporte l’oxygène mais l’hémocyanine qui est quatre fois moins efficace
[3] Marc McMenamin est à l’origine de ce terme dans The Garden of Ediacara : Discovering the
First Complex life faisant référence au monde édiacarien décrit comme un
endroit relativement paisible avec peu d’interactions entre les animaux
[4] Hochner, Shomrat, & Fiorito, 2006; Nixon
& Young, 2003; Williamson & Chrachri, 2004; Young, 1971
[5] Ikeda & Isono, observation non publiée,
2008
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