Partie I : La non-hétérosexualité : un malaise sociétal séculaire entravant une véritable compréhension de la sexualité animale

La sexualité des punaises des lits | CarlBoileau.com


A) Observer et étudier l'homosexualité dans la nature : un tabou millénaire à l'intérêt révélé à l’aube du XXIème siècle   

  

L’homosexualité a toujours été observée dans la nature mais a souffert de nombreuses préconceptions et jugements moraux. Dès l’Antiquité, l’Epître de Barnabé, texte biblique du Ier siècle, fait mention des hyènes comme des animaux ayant la capacité de changer de sexe en alternance d’une année sur l’autre1. Cette capacité supposée pouvait selon le texte se transmettre aux humains et plus particulièrement, non pas changer les hommes en femmes mais leur faire adopter la position sexuelle « passive ». On observe donc déjà des peurs associées à l’homosexualité, chez les humains comme chez les animaux, et les observations de tels comportements relèvent plus du mythe que de l’observation honnête. 

Plus récemment, à partir du XVIIIème siècle, avec par exemple en France le comte de Buffon, les observateurs de la nature s’inscrivent très vite dans un schéma de binarité du genre et de la sexualité dans laquelle tout doit pouvoir entrer ; toute autre chose est ou bien une aberration morale, ou relève du cas pathologique. Cette idée perdure tardivement et fait encore autorité dans certaines régions du monde. En France, cette vision de l’homosexualité perdure jusqu’à très tard puisqu’en 1987, suite à des observations d’une espèce de papillons bleus, W. J. Tennent l’entomologiste publie un article intitulé « Une note sur l’abaissement apparent des normes morales dans les lépidoptères », et lie le supposé abaissement moral des humains à celui de la littérature entomologique de son époque, qui commençait à rapporter des comportements homosexuels chez les insectes. Mise à part l’absurdité apparente de l’application de valeurs morales humaines à des animaux, cet article montre aussi la façon dont l’homosexualité animale a été perçue et traitée historiquement. 

 

La perception de l’homosexualité a commencé à changer à partir des années 1970 grâce aux mouvements activistes LGBTQ+ ; malgré tout, un argument souvent utilisé contre l’homosexualité, le fait qu’elle ne serait pas naturelle, n’avait pas été réfuté par la science. Dans ce cadre, le livre Biological Exuberance : Animal Sexuality and Natural Diversity (1999)2 du biologiste B. Bagemihl fait date tant il a permis de montrer toute la diversité de la sexualité animale en se penchant sur des centaines d’espèces et est en réalité le premier ouvrage à faire de l’homosexualité animale le sujet principal. Bagemihl montre ainsi que les animaux ne sont pas exclusivement hétérosexuels et cisgenres mais ont une identité et des comportements sexuels variés, et sont de plus capables de divorces, de viols, de maltraitances d’enfants… Il permet ainsi de grandement élargir la vision de la Nature, de ce qui relève de la culture humaine ou de comportements naturels « normaux » ; il permet aussi d’introduire l’idée que les humains ne sont pas les seuls animaux à avoir une culture, une idée essentielle dans le cadre du débat sur l’homosexualité animale, une activité éminemment sociale. 

Bagemihl tente d’opérer une classification des types de sexualités animales mais indique clairement qu’aucun schéma ne peut tout englober : l’inventivité de la Nature dépasse de loin notre capacité à la comprendre et à la catégoriser. 

 

 

B) Une communauté scientifique sous l’influence des mœurs de la société patriarcale 

  

Un des grands obstacles à l’étude de l’homosexualité animale a longtemps été le dogme darwiniste, qui a fait et fait toujours largement autorité dans la communauté scientifique. En effet, comment peut-on expliquer l’homosexualité sous ce prisme ? A première vue, elle semble tout à fait incompatible avec la théorie de Darwin car elle ne semble pas avoir de valeur reproductive. Cela a donc mené à de lourds problèmes d’interprétation, comme lorsque J. Carayon observe au cours d’une étude sur les punaises de lit des comportements homosexuels et en conclut sans preuves manifestes qu’elles se « trompent de trou », et prennent les mâles pour des femelles3. Dès 1885, dans un article publié dans The Zoologist, le naturaliste britannique J. Whitaker va même jusqu’à intervenir et retirer leurs œufs à un couple de femelles cygnes noirs, tant il ne pouvait pas comprendre qu’une telle chose soit possible et surtout naturelle. 

Cette prévalence du darwinisme pose aussi problème aux scientifiques souhaitant traiter honnêtement l’homosexualité animale : T. Lo relate qu’entre 1990 et 1998, il se voit refuser trois articles sur le sujet dans des revues scientifiques au prétexte qu’il n’y aurait « aucun intérêt à traiter de cas pathologiques »4. Historiquement, ce problème trouve aussi son origine dans le fait que le darwinisme s’est développé au même moment où les humains ont commencé à plus s’identifier aux animaux, à partir de la fin du XIXème siècle. Et alors que l’homosexualité humaine, à cette époque, est de plus en plus identifiée et combattue, cela s’observe également par anthropomorphisme envers l’homosexualité animale. En conclusion, elle a donc longtemps été mal traitée ou mise sous silence car ne correspondant pas aux vérités scientifiques de l’époque. 

 

 La société a également encouragé les scientifiques à exercer une censure plus consciente de leur travail. V. Despret relate l’exemple de la primatologue Linda Wolfe, qui avait observé, comme ses collègues, des comportements homosexuels chez certains primates mais avait constaté que ces derniers n’en faisaient pas mention dans leurs comptes-rendus. Il s’avère qu’ils n’en avaient pas parlé par peur d’être eux-mêmes perçus comme homosexuels par leurs pairs et leur entourage. Le documentaire de 2004 Animaux trop humains mentionne également le cas d’une étude de 1979 sur des orques où l’on s’est rendu compte que toutes les observations faites des orques avaient été rapportées, à l’exception des comportements homosexuels. Là aussi, la raison invoquée était la peur d’un jugement social des scientifiques menant l’étude.  

Le biologiste V. Geist, quant à lui, observe en 1977 de l’homosexualité chez les béliers mais plutôt que de la nommer, parle d’« aggrosexualité »5. Les raisons de ce contournement sémantique sont moins évidentes, mais il semble clair que le tabou social autour de l’homosexualité a joué un rôle dans le fait que l’homosexualité soit si difficile à décrire et à nommer. La recherche sur l'homosexualité animale a donc longtemps souffert de tabous n'ayant aucun rapport avec les animaux eux-mêmes mais venant plutôt du contexte sociétal dans lequel évoluent les scientifiques. 

 

 

C) Le cas des primates : une proximité avec l’homme qui en fait un sujet d’étude privilégié et représentatif de la recherche sur les sexualités animales 

  

Les primates non-humains représentent un intérêt particulier dans la recherche sur la sexualité animale de par leur proximité génétique et phénotypique avec les humains qui sont eux aussi des primates. On a d’ailleurs longtemps pensé que l’homme « descendait du singe » … C. Mortimer-Sandilands mentionne la manière dont la taxidermie des primates a par exemple pu être utilisée historiquement pour renforcer l’idée que la masculinité et l’hétérosexualité sont naturelles, en jouant sur le sentiment de proximité que les humains ressentent pour les autres primates6. 

Cette proximité est aussi probablement la raison pour laquelle un des premiers et plus importants travaux scientifiques abordant l’homosexualité animale est le fruit d’une primatologue, Linda Wolfe, dès 1978. Depuis lors, de nombreux primatologues se sont penchés sur les sexualités des primates et ont d’une certaine manière mené à une meilleure compréhension de la sexualité des animaux en général mais aussi des humains.  

  

C’est précisément parce que la primatologie a plus abordé l’homosexualité qu’elle permet de révéler les principales discussions autour de ce sujet. S. Alaimo mentionne notamment les travaux du primatologue Alan Dixon, qui parle de « motifs moteurs » (motor patterns) dans l’homosexualité chez les primates, qui serait une sorte de penchant mécanique niant l’idée d’une culture chez ces derniers ou qu’ils puissent avoir des relations homosexuelles par plaisir7. De même, Alaimo mentionne aussi les travaux de Jonathan Marks, selon lesquels les humains sont des primates bien particuliers cas seuls ayant une culture et qu’ils ne peuvent donc pas être comparés aux autres primates. Ils seraient en effet les seuls à pouvoir dissocier sexualité et reproduction8. 

Mais S. Alaimo s’oppose aux visions des deux chercheurs qu’elle présente et introduit la notion de culture chez les primates. Ainsi, elle permet de pointer du doigt l’opposition entre homosexualité de plaisir, défendue par exemple par Paul Vasey qui observe des comportements de ce type chez les macaques japonais, et une vision de l’homosexualité plus mécanique ou à visée reproductive9. Une opposition qui se retrouve de façon générale dans beaucoup de travaux portant sur l’homosexualité chez les animaux. 



Bibliographie : 


Animaux homos : histoire naturelle de l’homosexualité, 2019, France Culture. Adresse : https://www.franceculture.fr/conferences/palais-de-la-decouverte-et-cite-des-sciences-et-de-lindustrie/animaux-homos-histoire-naturelle-de-lhomosexualite [Consulté le : 2 novembre 2020].

Bagemihl Bruce, 1999, Biological exuberance: animal homosexuality and natural diversity., London, Profile.

Daugey Fleur, 2018, Animaux homos: histoire naturelle de l’homosexualité,

Introduction: a genealogy of queer ecologies / Catriona Mortimer-Sandilands and Bruce Erickson -- Eluding capture: the s,

Leca Jean-Baptiste, Gunst Noëlle, Huffman Michael A. et Vasey Paul L., 2015, « Effect of Female-Biased Sex Ratios on Female Homosexual Behavior in Japanese Macaques: Evidence for the “Bisexual Preference Hypothesis” »,. Archives of Sexual Behavior, vol. 44, n° 8, p. 2125‑2138.

L’homosexualité animale, France Culture. Adresse : https://www.franceculture.fr/emissions/continent-sciences/lhomosexualite-animale [Consulté le : 17 novembre 2020].

L’homosexualité animale, la nature au grand jour !, France Culture. Adresse : https://www.franceculture.fr/emissions/de-cause-a-effets-le-magazine-de-lenvironnement/lhomosexualite-animale-la-nature-au-grand-jour [Consulté le : 17 novembre 2020].

Lodé Thierry, 2013, Pourquoi les animaux trichent et se trompent: les infidélités de l’évolution, Paris, Odile Jacob.

Matheis Christian, 2012, « Catriona Mortimer‐Sandilands and Bruce Erickson Queer Ecologies: Sex, Nature, Politics, Desire. Bloomington, Indiana University Press, 2010. »,. Hypatia, vol. 27, n° 3, p. 685‑689.

Mortimer-Sandilands Catriona et Erickson Bruce éd., 2010, Queer ecologies: sex, nature, politics, desire, Bloomington, Ind, Indiana University Press.

Poiani Aldo et Dixson Alan F., 2010, Animal homosexuality: a biosocial perspective, New York, Cambridge University Press.

Wolfe Linda, 1978, « Age and sexual behavior of Japanese macaques (Macaca Fuscata) »,. Archives of Sexual Behavior, vol. 7, n° 1, p. 55‑68.


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