Partie 3. Tentations et tentatives d’un retour à la vie sauvage : vers une esthétique nouvelle de l’ensauvagement


 


Photo du film Into the Wild de de Sean Penn réalisé en 2008, librement inspiré du livre du même nom de Jon Kraukauer écrit en 1996

 
Dans cette partie, on s’intéresse aux cas concrets et actuels de retour à un état revendiqué comme plus sauvage. Il s’agit de montrer que la tentation du mythe du sauvage qui s’est construit est significative bien que loin d’être universelle. On observe ici un mouvement paradoxal de la civilisation qui a créé un fantasme de décivilisation. L’ampleur de ce mouvement reste à nuancer. Un point important qu’il faut également souligner est la difficulté que pose l’étude des cas concrets de retour au sauvage. Il nous a donc fallu parfois donc travailler à partir d'entretiens que nous avons réalisés dans le cadre de ce projet de recherche.

A. Le voyage initiatique pour accéder à un autre monde par le retour à l’état sauvage : des démarches influencées par l’imaginaire sauvage dans la littérature

Nous avons cité les œuvres de Jack London et de Thoreau dans le processus de la construction de l’idée de sauvage. On est face à une image idéalisée et construite qui appelle l’individu, celle de « l'appel de la forêt ». On sait que ces œuvres ont amené des individus à entendre et à suivre cet appel. Jon Krakauer écrit un livre documentaire (Into the wild, 1996) dans lequel il relate l’histoire de Christopher McCandless, un jeune américain qui quitte en 1992 la société et sa famille pour un voyage initiatique vers l’Alaska. Son ambition est clairement de revenir à une vie sauvage, plus ou moins en réaction avec la souffrance que lui a causé la vie en société et surtout son enfance difficile. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas étrangé à toute la mythologie du sauvage. Dans les affaires qu’il laisse dans sa chambre d’étudiant à Atlanta sont retrouvés les livres de Walden ou la vie dans les bois de Thoreau et L’Appel de la Forêt de London, dont on retrouve aussi des citations dans ses carnets. L’Alaska comme terre-sainte du sauvage est aussi une idée qui lui vient de London; c’est le lieu dans L’appel de la forêt ou le chien domestiqué devient loup. Il est facile d’y lire un attrait soudain pour une vie sauvage à la lecture de récits qui fantasment cette vie sauvage.

Béatrice Schuchardt, professeur de littérature à l’Université de Siegen (Allemagne), évoque la mode du « voyage hippie » comme volonté d’expérimenter l’altérité (ce qui renvoie inévitablement bientôt à la notion de sauvage). Selon elle, « entre 1962 et 1976, l’envie de faire cette expérience poussa des milliers d’adolescents à prendre la route » (Schuchardt, 2011). Elle étudie notamment un « récit de voyage hippie », intitulé La route, de Luc Vidal, 1974. Au-delà de son titre qui est une référence évidente à Jack London, ce récit reprend tout un pan de l’imaginaire du sauvage. Devant les paysages de l’Inde oriental, le narrateur recouvre une idée du sauvage que nous avons étudié chez les romantiques : « La sensation qu’il est possible de vivre sur terre l’expérience de l’autre monde, grâce à l’état sauvage et à la virginité du paysage parcouru » (Schuchardt, 2011). Béatrice Schuchardt cite plus loin clairement l’inspiration rousseauiste :
« Dans ce passage, la conception du Népal comme paradis ne manque pas de rappeler la vision de la nature à l’état sauvage que Rousseau disait garantir la paix entre l’homme et la nature. »
Nous pourrions aussi citer comme influence de l’imaginaire sauvage sur le « voyage-hippie » la place proéminente de l’Inde (qui l’était déjà dans les voyages de la Beat Generation). Elle a toujours été pour les Occidentaux (depuis la Grèce antique où les indiens étaient appelés les « sages nus »), et notamment dans la littérature romantique (Rimbaud) et colonialiste (Kipling), la contrée lointaine et sauvage par excellence, celle du paradis perdu (L’Inde des hippies et l’art néo-tantrique, 2015) .

B. Des démarches en communauté ou l’idée d’un retour à l’état sauvage comme projet politique : la proposition d’une autre civilisation

Les grandes mouvances culturelles qu’ont été la Beat Generation (la vie sur la route) ainsi que le mouvement hippie, ont mené des individus à s'installer ensemble durablement, à faire communauté en marge de la société. Pauline Muller (une des autrices de ce dossier) a fait une observation de 6 mois de certaines de ces communautés en Europe de l’Ouest. En nous faisant le récit du mode de vie d’un groupe de jeunes installés dans les bois à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, elle pose la question suivante : à quel point leur vie dans les bois est influencée par l’imaginaire du sauvage ? Contrairement à Into the Wild, cette influence est dure à déchiffrer, on ne peut déterminer les livres qu’ils ont lus à part quelques livres d’herboristerie.

Néanmoins, si l’influence de certaines œuvres littéraires n’est pas prouvée, leur mode de vie est conforme sous bien des aspects à ce qu’on imagine de la vie sauvage en lisant des œuvres qui la traite. Ils vivent quasi-nus, ils produisent leurs propres outils (jusqu’à la corde tressée en jonc), leurs propres vêtements. Ils construisent leur habitat et se nourrissent en glanant de la nourriture dans la nature. Néanmoins, ces comportements pourraient également venir naturellement à qui vit en forêt. Ils ont également des comportements à portée plus esthétique ; ils se reconnaissent à distance par l’imitation de cris d’animaux, l'organisation de séances de rythmes improvisés. Ces manifestations moins utilitaires laissent pencher vers une potentielle influence de l’imaginaire sauvage sur leur mode de vie.

Une deuxième question émerge de ce mode de vie marginal : dans quelle mesure cela correspond-il à une proposition politique ? On observe clairement une volonté de faire bande, il y a une reconnaissance particulière des membres les uns envers les autres. Néanmoins, ils ne se renferment pas sur eux-mêmes, Pauline Muller dit avoir partagé des petits déjeuners avec eux sans même avoir demandé. Même s’ils ne se valorisent pas directement, ils s’accordent une sorte de suprématie par rapport à la société consumériste : ils préfèrent ne pas du tout à avoir à se servir dans les invendus des supermarchés stockés à la ZAD pour ne se débrouiller qu’avec ce qu’il y a dans la forêt. Il y a donc tout de même une sorte de rejet d’une société pour proposer un autre modèle. De plus, au moment d’une situation conflictuelle (incendies, chien qui mange des brebis) au sein de la ZAD, le groupe a pris la parole pour énoncer des idées politiques à propos de la propriété, du capitalisme. On lit bien le rejet de la société de consommation pour prôner quelque chose de supérieur, plus près de la nature.



Cabane de la Chouette construite par le groupe de jeunes à la ZAD



C. La volonté tendancielle d’être en marge, de rompre avec les codes : esthétique nouvelle de « l’ensauvagement »

Si l’imaginaire autour de la figure du sauvage pousse certaines personnes ou groupes de personnes à s’émanciper de la société pour vivre à la marge, il semble que cet imaginaire du sauvage ait également infusé la société elle-même. En effet, on peut parler de nouvelle esthétique du sauvage ou de l’ensauvagement visible dans notre société. Certaines marques l’utilisent comme un argument de vente. C’est le cas de la publicité de Dior pour leur parfum « Sauvage » dans laquelle on voit Johnny Depp s’affairer au milieu du désert en murmurant qu’il « doit partir d'ici ». L’image de l’homme solitaire qui assume sa part sauvage devient glamour et un argument de vente. Sans doute , cette esthétique du sauvage apparaît comme un horizon dans une vie quotidienne, la promesse de nouveautés et de découvertes loin de l’ennui qui séduit.
 

publicité Eau Sauvage, 2014

Cette nouvelle esthétique qui rappelle l’imaginaire du sauvage peut également être reliée aux mouvements écologistes qui se développent ces dernières années. En effet, un aspect principal de cette vie sauvage est la proximité avec la nature, qui serait l’espace de sauvegarde de l’état naturel de l’homme. Montaigne, dans son chapitre « Des Cannibales » (Essais, 1580) assurait que la sagesse du sauvage, c’est de s’adapter à la nature et non pas de forcer la nature à s’adapter à ses besoins . L’imaginaire du sauvage renvoie donc parfaitement à cette idée actuelle de vivre en harmonie avec la nature, ainsi qu’à celle de se satisfaire de peu, théorisée comme « sobriété heureuse » par l’écologiste emblématique Pierre Rabhi.

Enfin, on peut relier cette tendance sociétale autour de l'esthétique héritée de la figure fantasmée du sauvage à une volonté de développer une esthétique à la marge. En effet, Pour Theodor Adorno, choisir de suivre la tendance la plus courante ou la plus populaire, choisir le mimétisme en tant qu’il est synonyme d’imitation, c’est un signe de l’absence de sens esthétique (Marie-Andrée Ricard, Laval théologique et philosophique 1996). Adhérer à l'esthétique du sauvage, soit une esthétique littéralement à la marge, le sauvage étant celui qui vit dans la forêt, peut être un moyen d’afficher son rejet des codes communs de la société. Néanmoins, en se démarquant de quelque chose on finit par en imiter une autre dans la mesure où il y a toujours un référent. Adopter l’esthétique de la marge, c’est vouloir montrer que l’on a choisi de l’adopter. Autrement dit, le désir d’être associé à une marge relève d’un besoin de se donner du sens. Cette idée nous renvoie aux nombreux événements, lieux publics notamment de la vie festive qui relèvent d’une certaine esthétique du sauvage. On pense au festival de musique annuel We love green ou encore au lieu éphémère parisien, Les Grands Voisins. Ces lieux affichent clairement la volonté de se démarquer des autres en accentuant leur côté naturel et eco-friendly. Ce côté en fait des lieux qui attirent pour leur originalité, ceux qui les fréquentent se sentent proches d’un état plus primaire, sûrement plus authentique, alors que tout repose sur un esthétique qui elle-même relève d’un univers fantasmé.



Bibliographie

Essais, « Des Cannibales », Michel de Montaigne, https://litterae.pagesperso-orange.fr/textes-1ere/Cannibales-Montaigne.pdf?fbclid=IwAR2fFoUWVe2tSsTUgeT_GREYxjS9gVEFiBUWNmaKKmOd5xrT8qdLtC5L-eU., consulté le 7 mars 2021.

Ricard Marie-Andrée, « Mimésis et vérité dans l’esthétique d’Adorno », in Laval théologique et philosophique, no 2, vol. 52, 1996, p. 445.

Sauvage, https://www.origines-parfums.com/fr/sauvage-eau-de-parfum.htm, consulté le 7 mars 2021.

Krakauer Jon, 1996, Into the Wild, Random House.

L’Inde des hippies et l’art néo-tantrique, 2015, Le HuffPost. Adresse : https://www.huffingtonpost.fr/raphael-rousseleau/lart-neotantrique_b_7459794.html [Consulté le : 7 mars 2021].

Schuchardt Béatrice, 2011, « La route de Luc Vidal comme récit de voyage hippie: ses intertextes, ses idéologèmes et son public »,. Revue critique de fixxion française contemporaine, vol. 0, n° 2, p. 78‑94. Adresse : http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx02.07 [Consulté le : 7 mars 2021].





























Aucun commentaire