PARTIE 3 - La prise en compte des politiques internes aux espèces dans l’élaboration d’une politique commune du vivant

 

Organisations politiques animales : vers un renouvellement non-anthropocentré du terme politique


III - La prise en compte des politiques internes aux espèces dans l’élaboration d’une politique commune du vivant 

 

A- Politiques globales chez l’Animal 

 

La première question que l’on pourrait se poser concernant l’instauration d’un système politique concerne l’utilité de celui-ci. Pour quelles raisons humains et animaux ont-ils décidé de codifier leurs sociétés, d’y instaurer des règles, de l’ordre ? La réponse qui parait la plus évidente est que l’ordre permet d’ordonner la coopération et que la mise en commun des facultés et du travail de chaque individu est ainsi rendue plus efficace. A l’instar des humains qui ont construit des institutions permettant des travaux impliquant plusieurs personnes, les animaux ont eux aussi institutionnalisé leurs chasses, leurs travaux de surveillances… Par exemple chez les lions Panthera leo, la chasse en groupe permet de capturer des proies plus grosses et présente un taux de succès deux fois élevé que les chasses solitaires1. L’avantage se perdrait si, une fois la chasse réalisée les individus venaient à se disputer le fruit de cette coopération, d’où la nécessité d’avoir une organisation permettant d’encadrer les besoins et les envies de chacun au sein de la société. Lorsqu’il y a une tension entre la volonté d’un animal ou d’un humain isolé et la tendance globale d’un groupe, celui qui s’isole sera bien souvent perdant. « Quand on vit en groupe, l'astuce, c'est de réussir à répondre à ses propres besoins tout en bénéficiant de la présence des autres et des avantages qu'offre la structure du groupe » explique Amandine Ramos. Se placer sous l’égide d’un pouvoir permet de se prémunir de dangers naturels comme le manque de ressources ou la prédation bien que chacun perde de son indépendance. Pour résumer, l’individu trouve dans une société en échange d’une perte de sa liberté totale des avantages qu’il n’aurait pu obtenir seul, et ce, que l’individu en question soit humain ou non.  

 

Les différentes façons d’exercer la politique constituent un autre axe qui permettrait de rapprocher les politiques humaines et animales. Nous avons présenté plus tôt différentes formes de dominances ou d’organisations animales pouvant s’apparenter à des régimes politiques humains ; mais les ressemblances ne s’arrêtent pas là. Dans les organisations dominées par un ou quelques individus, on retrouve une volonté de conserver le pouvoir et donc l’élimination des prétendants si caractéristique des dictatures humaines. Par exemple, chez les lions ou les singes Presbytisentellus, lorsqu’un nouveau mâle accède à la dominance, il tue les jeunes du groupe et dans le cas des lions, chasse les autres adultes2. Alors que cet infanticide a d’abord été interprété comme nécessaire pour la survie du groupe car permettant de réguler la population en fonction des ressources, Hardy expliqua après des travaux approfondis que ce comportement favorisé par la sélection naturelle n’était en fait bénéfique que pour le ou les individus dominants. Un autre exemple de la manipulation de la concurrence se retrouve chez l’abeille Lasioglossumzephyrum où la reine bouscule les autres femelles, ce qui réduirait leur développement ovarien3. Mêmes au sein des organisations plus pacifiques, on retrouve des comportements très « humains ». Par exemple, les abeilles communiquent en effectuant des danses pour indiquer un potentiel endroit de nidification, et l’on remarque que les abeilles les plus impliquées dans leurs danses et qui persistent le plus réunissent en moyenne plus d’adeptes. Chez le chimpanzé, ceux accédant à la dominance le font rarement seuls, et c’est par des jeux d’alliances, elles-mêmes scellées par des toilettages réciproques, qu’un individu prend le contrôle du groupe4. Quel que soit le modèle d’organisation, on retrouve donc des comportements similaires chez l’humain et les autres animaux ce qui tend à abolir la barrière qui séparerait la politique humaine et animale. Chaque espèce tire des avantages de son organisation politique et construit sa politique, la diversité de ces organisations permet d’élargir et de renouveler le terme de politique en le désengageant de sa notion d’humanité. 

 

B – Vers une définition nouvelle de la politique 

 

Afin de redéfinir convenablement le terme de politique, il convient de prime abord de nous accorder quant à la conception du signifiant de politique. Le terme politique tel que nous l’utilisons désigne particulièrement l’application humaine de l’idée de politique. Nous pourrions utiliser un autre terme afin de désigner ce que l’on retrouve chez les animaux, rechercher et affirmer les points communs entre les deux notions. Cependant, l’objectif est de montrer que l’essence de la politique, l’idée de la politique, se retrouve aussi chez les animaux avec d’autres applications concrètes ; ainsi, il est pertinent d’élargir cette définition qui laisse supposer que cette application est inexistante chez les animaux. Nous savons pertinemment que l’application humaine de la politique a des spécificités que l’on ne retrouve nulle part chez les autres espèces, particulièrement en ce qui concerne les institutions politiques. Il y a également une différence sur ce que Jennifer Cooke nomme la « volonté politique »5. Malgré tout, la définition de politique ne peut s’appuyer sur une application précise ; cette position doit permettre de considérer la politique comme on l’entend couramment, la politique humaine, comme simplement différente et particulière aux qualités et compétences biologiques de cette espèce particulière. Alors, nos travaux inscrivent et concernent l’application humaine dans la mesure où ils traitent de la politique animale et que l’humain fait partie de cette famille. 

Nous pouvons interroger le vocabulaire utilisé dans cette nouvelle définition, s’agissant de mettre en garde contre l’anthropomorphisme. Des termes tels que « reconnaître » ou « choisir » un semblable ou encore la notion de « hiérarchie » ne signifient pas les mêmes choses lorsqu’on parle d’humains ou d’animaux. Bien que certains anthropologues tels que Thom van Dooren expliquent que l’anthropomorphisme est important afin de nous rendre sensibles au sort des animaux6, il n’en reste pas moins que l’utilisation de ces termes doit être nuancée. Il faudrait se demander en quoi « reconnaître » signifierait autre chose chez des chimpanzés et chez des poules. Invoquer la réflexivité comme critère de distinction n’est pas suffisant, particulièrement au regard des études récentes sur la métacognition. Ces études sont notamment celles de David Smith7 et montreraient que les animaux savent qu’ils savent. Une nouvelle définition de politique prendrait en compte la traduction d’un terme chez chaque espèce afin de ne tomber ni dans l’anthropocentrisme, ni dans un centrisme vers une autre espèce. Des cadres qu’il est intéressant d’exploiter sont ceux du naturalisme social et de la sociobiologie, qui permettent l’interdisciplinarité entre le domaine social et le domaine biologique. En essayant d’apporter une explication naturelle à des faits sociaux, on admet en effet la possibilité de faits sociaux chez les animaux. Malgré tout, ces cadres restent des outils, il ne faut alors pas tomber dans les travers de refus de la spécificité humaine, ni à l’inverse, refuser l’appellation politique aux organisations animales. Il est là toute la question de la bonne distance posée par Emmanuel Gouabault et Claudine Burton-Jeangros8. La définition nouvelle de politique ne doit pas venir contredire la spécificité humaine, mais doit en effet être assez large pour convenir à celle de tous les animaux dont les humains.  

 

C- La politique inter-animale, une vision plus large permettant l’étude du vivant en tant qu’entité politique globale 

 

Ayant désengagé le terme politique de sa notion d’humanité il est désormais possible de reconnaitre la capacité des animaux à faire de la politique et les inclure dans un système plus large. Il serait possible de réinventer des relations inter-espèces en conceptualisant une politique plus commune pour le vivant et en reconnaissant les systèmes de gouvernance animale. Pour les inclure dans une politique pour le vivant il est nécessaire de savoir comment la coordonner, et par quelles restructurations de nos sociétés cela pourrait se faire. Pour vivre ensemble il faudrait réussir à dissiper les « malentendus entre culture »9, car la culture de certaines espèces animales ne correspond pas à celles d’autres individus. Si l’on souhaite mettre en place une politique inter-animale il devrait être possible de coordonner les éthogrammes de chaque espèce. Baptiste Morizot donne dans son ouvrage Les Diplomates, Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant l’exemple du loup. Une manière de cohabiter avec cette espèce serait de coordonner les comportements du loup et de l’Homme ; la notion de frontière leur est commune. En marquant un territoire avec des odeurs, le loup pourrait comprendre que celui-ci est occupé, tandis qu’en le marquant avec des barrières l’Homme ne signifie pas au loup que ce territoire n’est pas en sa possession. La question reste la possible exploitation des autres espèces par l’Homme qui se poserait comme « dominant » de cette politique inter espèce en se basant sur une échelle construite par lui-même. 

       Admettons que cette politique ne soit pas construite au détriment des autres espèces et ne soit pas l’expression d’une suprématie anthropomorphique. Le rapport dans cette politique inter-espèce ne doit pas être un rapport de force mais un rapport d’interaction pacifique qui permet une cohabitation mutualiste. Il faudrait pouvoir établir une communication entre les systèmes d’organisations humains et les systèmes d’organisation animale. En étudiant l’Histoire de la cohabitation avec l’espèce donnée et doutant de toutes les valeurs, et plus particulièrement de la suprématie de l’Homme, il serait possible d’établir une diplomatie avec certaines espèces et d’établir une communication. L’éthologie permet désormais d’étudier des comportements, formes de communications, et stimuli auxquels réagissent les animaux et pourraient être exploités dans le cadre d’une politique commune pour le vivant. La démarche éthologique est nécessaire pour mettre en place une telle approche diplomatique. Se débarrasser des préjugés liés aux notions de culture tel que l’a fait Frans de Waal10 et des notions « d’intelligence » tel que l’a entrepris Emmanuelle Pouydebat12 sont nécessaires. Karl Von Frisch11 a ainsi étudié la manière de communiquer des abeilles, Frans de Waal s’est immergé dans les systèmes d’expression des grands singes et plus particulièrement des chimpanzés… ces données concernant la communication et les éthogrammes de diverses espèces permettraient d’établir une forme de diplomatie du vivant. 

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      Cette politique du vivant devient de plus en plus nécessaire à l’Anthropocène. Une cohabitation rapprochée et généralisée des sociétés humaines avec le reste du vivant rend nécessaire une approche holiste de la politique englobant tous les systèmes d’organisation inter espèce. L’approche de Lucy King permettrait une écopolitique durable. Celle-ci prend l’exemple de l’abeille, considérée comme un vulgaire insecte par les Hommes mais crainte par les éléphants. Ainsi plutôt que d’avoir recours à une méthode violente, non saisie par les éléphants, pour les éloigner de certains territoires, y implanter des abeilles permettrait une cohabitation mutuellement avantageuse pour les trois espèces qu’elle implique. L’usage de biofences, barrières naturelles, permettent une meilleure cohabitation entre l’Homme et un groupe d’espèce. Konrad Lorenz, considéré comme le père fondateur de l’éthologie, a mis en place à son échelle une politique commune avec le vivant. Dans le manoir d’Altenberg il a vécu avec diverses espèces animales qu’il a étudié et dont il s’est imprégné des comportements.  Il a vécu une cohabitation politique, basée sur la communication inter espèce. Et même si cette forme de politique à une échelle plus globale reste utopique, cet exemple permet de concevoir une cohabitation pacifique. 

 
 

 

  1. 1. Aron, Serge, et Luc Passera. Les sociétés animales. De Boeck Supérieur, 2009. https://doi.org/10.3917/dbu.aron.2009.01. 

  1. 2. Magnier, Maxime. « Découvrez le système social des lions, les seuls félins à s’organiser en groupe ». Daily Geek Show (blog), 28 décembre 2020. https://dailygeekshow.com/systeme-social-lions/. 

  1. 3. Aron, Serge, et Luc Passera. Les sociétés animales. De Boeck Supérieur, 2009. https://doi.org/10.3917/dbu.aron.2009.01. 

  1. 4. Louis, Paul. « La politique n’est pas réservée aux humains : ces animaux luttent également pour le pouvoir ». Daily Geek Show (blog), 29 août 2019. https://dailygeekshow.com/elections-pouvoir-animaux/. 

  1. 5. Dooren, Thom van. Flight Ways. Life and Loss at the Edge of Extinction. Http://Journals.Openedition.Org/Lectures. Columbia UniversityPress.http://journals.openedition.org/lectures/17301. 

  1. 6. Gouabault, Emmanuel, et Claudine Burton-Jeangros. « L’ambivalence des relations humain-animal : une analyse socio-anthropologique du monde contemporain ». Sociologie et sociétés 42, no 1 (2010): 299324. https://doi.org/10.7202/043967ar. 

  1. 7. ShareAmerica. « La volonté politique est le trait d’union entre promesses et changement ». ShareAmerica (blog), 3 août 2016. https://share.america.gov/fr/la-volonte-politique-est-le-trait-dunion-entre-promesses-et-changement/. 

  1. 8. Smith, J. David. « The Study of Animal Metacognition ». Trends in Cognitive Sciences 13, no 9 (septembre 2009): 38996. https://doi.org/10.1016/j.tics.2009.06.009. 

  1. 9. Morizot Baptiste, Les Diplomates, Cohabiter avec les loups sur une nouvelle carte du vivant, 1er édition., Paris, WILDPROJECT, 2016, 320 p. 

  1. 10. Waal Frans de et Mourlon Jean-Paul, Quand les singes prennent le thé, Paris, Fayard, 2001, 382 p. 

  1. 11. Pouydebat Emmanuelle, L’Intelligenceanimale: Cervelle d’oiseaux et mémoire d’éléphants, s.l., Odile Jacob, 2017, 195 p. 

  1. 12. Frisch Karl von et Dalcq André, Vie et moeurs des abeilles, Paris, Albin Michel, 2011, 256 p. 

  1. Artist Imagines Fantastical World Where Giant Animals Live Peacefully Among Humans,

  2. 13. https://mymodernmet.com/giant-animal-illustrations-monokubo/ , 21 février 2020,  consulté le 4 mars 2021. 

 

Charline COUDRY, Loïc HASLE, Jade-Bérénice TONG-YETTE

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