PARTIE 2 - Une redéfinition de la politique à la lumière des exemples d'organisation animale

 

Organisations politiques animales : vers un renouvellement non-anthropocentré du terme politique


II- Une redéfinition de la politique à la lumière des exemples d’organisations animales


  1. A. Monarchie animale : des analogies de systèmes monarchiques dans le vivant 

   La domination au sein d’un groupe par un individu se caractérise par un accès privilégié aux ressources et/ou aux partenaires sexuels sans avoir à entrer en conflit avec ses congénères1. Dans de nombreuses organisations animales, on observe une hiérarchie des individus avec au sommet un α2. Cette dominance au sein du groupe peut être assimilée aux nombreux régimes politiques humains où le pouvoir est détenu presque exclusivement par un seul homme. Un animal α marque souvent sa position de supériorité par des gestes menaçants, suffisants pour soumettre ses congénères. La reconnaissance de la hiérarchie fait également appel à la mémoire des individus, par exemple une population de poule se souvient de la position d’une compagne jusqu’à six semaines d’absence de celle-ci3Les caractéristiques de l’α varient selon les espèces et peuvent procurer de plus nombreux avantages, par exemple chez les poissons combattants, si on enferme une population, l’individu α disposera de presque tout l’aquarium tandis que les autres poissons devront vivre dans les recoins de celui-ci ; mais également des responsabilités. C’est le cas chez les gorilles où le singe α indique la direction à suivre lors des déplacements et est également chargé de la discipline au sein du groupe en mettant fin aux combats4.     

 

Il serait intéressant d’étudier comment un animal accède au statut d’α et comment il maintient son statut. Pour l’accès à la dominance, elle passe chez de nombreuses espèces par un combat. On observe que l’issue de celui-ci n’est pas toujours déterminée par les conditions physiques des opposants et que l’émotivité de l’animal, comme la crainte ou sa résistance, joue un rôle essentiel dans la hiérarchisation des individus5. Cependant en fonction des espèces, le poids, la taille, l’âge où la race peuvent également être des facteurs de hiérarchisation. Une fois avoir atteint ce statut dominant, l’animal en question n’a souvent plus à combattre pour défendre sa position et son accès privilégié aux ressources. Il lui suffit de quelques gestes assimilés à des postures de menaces auxquels l’individu dominé répondra par des gestes de soumissions. Un autre facteur très important dans l’étude de la dominance est l’environnement. En effet, un individu d’une population sédentaire sera toujours dominant sur son territoire par rapport à une population nomade. En outre, chez les vervets kenyans les dominés prendront plus d’assurance si la nourriture est abondante car ils pourront en obtenir avec moins de risque de conflits et ont donc moins besoin d’un α pour les protéger. Un individu α peut donc perdre sa dominance partiellement ou entièrement en fonction de l’environnement dans lequel il évolue6. 

On peut maintenant s’interroger sur les raisons qui poussent certaines sociétés animales à adopter ce fonctionnement d’individu α dominant. Quels bénéfices en tirent les dominés ? La fonction première d’une organisation hiérarchique est de limiter les coûts, en termes d’énergie et de blessure, des combats qui surviennent naturellement lors d’un partage des ressources, par une division déterminée par cette hiérarchie. Les dominés peuvent donc, une fois leur place établie, avoir accès à de la nourriture sans avoir à se battre et perdre à chaque fois. On remarque en outre, que l’individu α, malgré ses avantages, présente des taux plus élevés d’hormones de stress ainsi que des dépenses énergétiques plus élevées liées à l’exercice de son autorité. Les babouins α ont, par exemple, une espérance de vie plus faible que la moyenne. Cette hiérarchisation consisterait donc en un partage des coûts et des risques au sein d’une société où l’individu α en échange d’un accès privilégié aux ressources et à la reproduction devrait subir une plus forte pression et absorber une partie du stress et des coûts en énergie du reste du groupe. Selon Alexis Rosenbaum, contrairement aux institutions hiérarchiques humaines, la dominance dans le règne animale permettrait même la vie sociale en réduisant « la violence interne au groupe » et en encadrant « les conduites de coopération »7. Une hiérarchie politique semblable à une monarchie peut donc bel et bien s’instaurer chez les animaux et certaines espèces en tirent-même des bénéfices. 

 

  1. B. Oligarchie et groupes dominants 

Les humains ne sont donc pas les seuls animaux à s’organiser en hiérarchie. Cette partie a pour but d'expliquer les logiques de groupes hiérarchisés en société, là où la dernière partie discutait de la hiérarchie entre individus. Parmi un grand nombre de mammifères, d’oiseaux, de poissons et d’insectes, il y a des dominants et des dominés, ce qu’on pourrait appeler une classe sociale. Le groupe dominant n’est pas forcément fixe : en plus de ne pas toujours répondre à des logiques d’hérédité, la désignation des classes dominantes s’effectue selon des critères spécifiques à chaque espèce, et un individu dominant peut donc être renversé par un autre individu. Si le groupe dominant est constitué d’assez peu de membres, on peut parler d’oligarchie. Selon La Politique d’Aristote, l’oligarchie correspond à une forme de gouvernement où le pouvoir est détenu par un petit groupe de personnes qui forme une classe dominante.  

L’oligarchie est un terme général : on peut parler de gérontocratie, une oligarchie par les membres les plus âgées, de ploutocratie pour une oligarchie par les membres les plus riches, de technocratie... On ne retrouve pas toutes ces catégories dans les gouvernements animaux. La désignation de la classe dominante s’effectue selon des critères qui peuvent être biologiques ou physiques, ou sociaux. Les critères récurrents sont la force, le sexe, la quantité de liens sociaux avec ses congénères. La sélection par le sexe correspond à des systèmes matriarcales et patriarcales. L’organisation patriarcale intervient plus souvent dans le monde animal, que cela soit chez les humains ou les non-humains. Malgré tout, le système matriarcal est assez répandu dans le monde animal non-humain. Un des exemples les plus célèbres et les plus représentatifs est celui des matriarches éléphants : les familles d'éléphants sont dirigées les éléphantes les plus âgées expérimentées du troupeau. La société matriarcale s'articule autour des membres féminins de la famille. Un autre exemple intéressant est celui des hyènes. On a longtemps cru que celles-ci, du fait de leurs organes génitaux ressemblant à celui des mâles appliquaient une forme de patriarcat. Il s’avère en fait que ce sont les animaux qui ont le plus de liens sociaux avec leurs congénères qui forment la classe dominante ; or, ce sont les femelles qui se lient le plus avec les autres. Alors, ce sont effectivement les femelles qui dominent les sociétés de hyènes. Cependant, on voit ici les limites des termes tels que matriarcat. En effet, la domination des femelles n’est pas déterminée par le critère du sexe, mais par un critère social8. Cette domination se traduit par un accès privilégié à la nourriture, aux places de repos et aux tanières.  

Dans les oligarchies animales, le critère souvent déterminant est celui de la force ; celle-ci est exprimée à travers des combats. Malgré tout, comme le démontre Alexis Rosenbaum dans le troisième chapitre de son livre Dominants et dominés chez les animaux9, la force physique ne permet pas à elle seule de déterminer le statut hiérarchique. En effet, comme le souligne Thibault De Meyer10, « un grand nombre de variables modère le poids de la force physique : l’habitude statutaire (un petit peut dominer un grand qui était malade lors du premier combat) ; l’effet du gagnant et du perdant qui crée, respectivement, un cercle vertueux de confiance en soi ou un cercle vicieux de manque de confiance en soi ; l’effet du témoin (lorsqu’un animal voit un combat, il a tendance à chercher à s’allier au vainqueur) ; le jeu des alliances, et ainsi de suite ». Cette oligarchie s’exprime à travers la prépondérance de l’avis des dominants quant aux décisions relatives aux déplacements, la priorité dans les opportunités d’accouplements ou encore dans l’accession à la nourriture aussi appelée hiérarchie de becquetage. Elle est à l’origine observée par le zoologiste norvégien ThorleifSchjelderup-Ebbe et correspond à la hiérarchie de dominance chez les poulets, déterminant l’ordre d’accession à la nourriture. Par extension, cela désigne aujourd’hui le processus de domination produisant une hiérarchie des organisations sociales chez les animaux, dont les humains. 
 

  1. C. Prises de décisions communes et analogies démocratiques animales 

La démocratie ne serait peut-être pas non plus l’apanage de l’Homme. Une conception anthropomorphique de la politique soutiendrait que la démocratie est sporadique ou inexistante chez les animaux, mais cela est faux. L’éthologie politique a en effet identifié et étudie des formes de systèmes démocratiques dans le vivant. Pour les animaux vivant en groupe un système politique au sein duquel l’opinion de chaque individu serait écoutée et considérée aurait bien des avantages. La survie passe par la prise de décisions. Ceux qui s’y prennent de manière démocratique évitent de scinder le groupe. En effet si chaque membre du groupe se plie à l’opinion de la majorité, le groupe formera une seule unité. Cela permet de diminuer le risque de prédation et de renforcer la légitimité du chef s’il y en a un. Le recours à des formes particulières de votes est généralement remarqué chez les animaux lorsqu’il s’agit de se déplacer ou de partir chasser. Sont en jeu des éléments stratégiques pour la vie du groupe. Des protocoles spécifiques d’expression des opinions, sortes de campagnes politiques animales, se mettent en place et permettent la satisfaction de la majorité des individus. Enfin les systèmes de vote chez les animaux ne signifient pas forcément que leur société est organisée de manière démocratique, ils peuvent prendre place dans des systèmes despotiques mais dans lesquels être un bon leader c’est aussi écouter les opinions des autres. 

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L’éthologue Kelly Stewart-Harcourt a identifié une manière de recenser l’avis de la population chez les gorilles. Le mâle à dos argenté dominant écoute l’avis des femelles. Lorsqu’il décide de partir, celles-ci émettent des grognements pour signifier leur approbation11 12. D’autres espèces se tiennent à l’écoute de l’avis de leurs congénères pour se déplacer : les bisons d’Europe qui votent en s’alignant dans une direction13, chaque individu peut proposer une direction de départ et le mouvement n’est lancé que lorsque suffisamment de bisons ont donné leur avis. Les buffles africains ont un système de vote similaires : ils tournent la tête dans une direction pour signifier leur préférence. Les macaques de Tonkean manifestent leur désir de changer de lieu par des courts déplacements ou des coups d’œil insistants dans une direction.  Ils vérifient par la suite s’ils sont suivis par un groupe suffisant14. Chez les lycaons, bien qu’il existe un couple dominant qui soit le seul autorisé à se reproduire, les autres membres du groupe sont invités à donner leur opinion lorsqu’il s’agit de partir chasser15. Les lycaons éternuent pour manifester leur désir de partir à la chasse, si ceux-ci dépassent un seuil la demande des chefs est approuvée. Ces exemples nous permettent d’affirmer qu’il existe de diverses modalités de votes chez les animaux, et bien que celles-ci ne soient pas forcément identiques à celles de notre espèce elles permettent bien l’expression de la volonté des individus.  

Néanmoins les éthologues arrivent moins clairement à établir les intentions démocratiques de certaines espèces. Les prises de décisions relatives à la séparation d’un essaim ou au déplacement d’une colonie pourrait être liée à des phéromones ou à d’autres procédés chimiques de certains animaux. De même les éthologues peinent à établir l’intentionnalité de changements de directions communs dans le cas d’oiseaux ou de bancs de poissons. Dans ces cas les individus se comportent en suivant leurs propres motivations. Ils ne se conforment pas à une opinion majoritaire. Néanmoins, ils sont influencés par les comportements de leurs congénères et tendent à spontanément adopter le même comportement qu’eux. Sans concertation ils prennent la même décision16. Ainsi chez une majorité d’espèces de fourmis, même si elles ne votent pas et ne reçoivent pas d’ordre elles finissent par instinctivement se diriger dans la même direction. En effet si une fourmi laisse un signal chimique, avec des phéromones, sur le chemin qu’elle a utilisé pour rejoindre une source de nourriture, les autres seront de plus en plus tentées de faire de même. La piste est donc une décision collective mais qui n’a pas donné lieu à des concertations. Dans le cas des bancs de poissons et des vols d’oiseaux les éthologues ont identifié un fort mimétisme comportemental. Celui-ci se traduit par une adaptation du comportement de chaque individu à la vitesse et à la direction de ses voisins lors de déplacements. Il n’y a pas de concertation ni de supervision. 

 

Une petite illustration des vols de moineaux ? Vol de moineaux 

  

 

  1. 1. « Dominance (éthologie) - Dominance (ethology) - qaz.wiki ». Consulté le 23 février 2021. https://fr.qaz.wiki/wiki/Dominance_(ethology). 

  1. 2. Alpha (éthologie) - Alpha (ethology) - qaz.wiki ». Consulté le 23 février 2021. https://fr.qaz.wiki/wiki/Alpha_(ethology). 

  1. 3. « Structures sociales dans les sociétés animales: L’établissement de la dominance », 16 novembre 2012. https://environnement.savoir.fr/structures-sociales-dans-les-societes-animales-letablissement-de-la-dominance/. 

  1. 4. « Les structures sociales dans les sociétés animales: Les primates », 18 novembre 2012. https://environnement.savoir.fr/les-structures-sociales-dans-les-societes-animales-les-primates/. 

  1. 5. « Définitions et approches de la dominance dans les sociétés animales », 16 novembre 2012. https://environnement.savoir.fr/definitions-et-approches-de-la-dominance-dans-les-societes-animales/. 

  1. 6. « Hiérarchie de dominance - Dominance hierarchy - qaz.wiki ». https://fr.qaz.wiki/wiki/Dominance_hierarchy. 

  1. 7. Ratouis, Alix. « Chez les animaux, “la hiérarchie permet de vivre ensemble” ». Le Point, 14 avril 2015. https://www.lepoint.fr/sciences-nature/chez-les-animaux-la-hierarchie-permet-de-vivre-ensemble-14-04-2015-1920861_1924.php. 

  1. 8. « Projet Hyena », Hyena Project (blog), 18 janvier 2016, https://hyena-project.com/research-topics/maternal-effects/. 

  1. 9. Dominants et dominés chez les animaux. Petite sociologie des hiérarchies animales - Alexis Rosenbaumhttps://www.decitre.fr/livres/dominants-et-domines-chez-les-animaux-9782738132352.html. 

  1. 10. Thibault De Meyer, « Alexis Rosenbaum, Dominants et dominés chez les animaux », Lectures, 2 octobre 2015, http://journals.openedition.org/lectures/19013. 

  1. 11. Futura, Gorille dos argenté, https://www.futura-sciences.com/planete/photos/zoologie-planete-singes-558/photos-gorille-dos-argente-945/, consulté le 24 février 2021. 

  1. 12. Harcourt Alexander H. et Stewart Kelly J., Gorilla Society – Conflict, Compromise and Cooperation Between the Sexes, Chicago, University of Chicago Press, 2007, 416 p. 

  1. 13.  « Comment le bison vote pour choisir son itinéraire », in Le Temps, 21 sept. 2015 p. 

  1. 14. Cédric Sueur, SINGES DÉMOCRATES - Democratmonkeys - Les macaques de Tonkean.avi, s.l., s.n., 2008. 

  1. 15. Walker Reena H., King Andrew J., McNutt J. Weldon, et al., « Sneeze to leave: African wild dogs (Lycaon pictus) use variable quorum thresholds facilitated by sneezes in collective decisions », in Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, no 1862, vol. 284, 13 septembre 2017, p. 347. 

  1. 16. Garnier Simon, Décisions collectives dans des systèmes d’intelligence en essaim, These de doctorat, Toulouse 3, 2008, (dactyl). 

  1. 17. RESERVE DES BISONS D’EUROPEhttps://www.destination-montlozere.fr/loisirs/reserve-des-bisons-deurope/,  consulté le 4 mars 2021.


Jade-Bérénice TONG-YETTE, Charline COUDRY, Loïc HASLE

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