Organisations politiques animales : vers un renouvellement non-anthropocentré du terme politique
I- Politique : un terme à questionner marqué par le dualisme nature/culture
A- Du grand partage entre animaux et humains
L’ordre humain et l’ordre animal ont longtemps été considérés comme distincts. Néanmoins, les connaissances générales actuelles emmènent à remettre en question cette frontière. Cette question est d’actualité, non pour autant nouvelle. La séparation entre l’humain et l’animal non-humain est culturelle, et varie selon les époques, les lieux, les contextes sociaux. C’est le constat d’un des ouvrages phares à ce sujet : celui de Philippe Descola, Par-delà Nature et Culture1. En effet, pour Descola, l’opposition nature/culture est le produit spécifique d’un système de pensée particulier, le « dualisme moderne », lui-même associé à « une forme épuisée de l’humanisme »2. Epuisée, cette vision l’est, laissant ainsi place à une remise en question générale notamment des notions que l’on attribue aux humains : la culture, la société, l’intelligence…
C’est dans cette ligne que s’inscrivent les ouvrages comme ceux de Frans de Waal, notamment Quand les singes prennent le thé3, traitant de la notion de culture chez les animaux, résumé dans les trois épisodes du podcast de Charline Coudry nommé De la culture animale4. C’est également dans cette lignée que s’inscrit notre travail avec le terme de politique. Les récentes découvertes scientifiques en termes de communication entre les animaux, de transmission d’un savoir ou bien encore de conscience permettent d’appuyer l’évolution de la pensée à propos de cette frontière. Ou plutôt est-ce l’inverse : on trouve parce que l’on cherche. L’évolution de la pensée et les découvertes scientifiques vont donc de pair avec une redéfinition de la frontière.
L’incarnation de cette dualité s’effectue notamment dans la relation entretenue entre les humains et les animaux. Un autre ouvrage phare de la remise en question de cette séparation est celui de Jacques Derrida, L’animal que donc je suis. A travers une question fondamentale, celle des raisons de l’assujettissement violent des animaux de la part des humains, Derrida questionne à la fois l’identité de l’humain en tant qu’animal et l’oubli de l’animal dans la philosophie moderne. Ces auteurs s’accordent sur un point : cette dualité est une pensée occidentale moderne. Emmanuel Gouabault et Claudine Burton-Jeangros posent la question de la « bonne distance » entre les humains et les animaux5, à travers les obstacles de l’anthropocentrisme ou encore de la personnification des animaux. Nous reviendrons sur les outils de recherche de cette « bonne distance ».
L’opposition dépassée entre Nature et Culture, entre humains et animaux, et l’attribution de la notion de politique aux humains comme l’une de celles forgeant l’humanité, rend difficile la tâche d’imaginer une politique des animaux. Cela serait accorder une part d’humanité à l’animal, ce qui contrevient à l’opposition instaurée entre ces deux ordres. L’existence même de ce que l’on appelle les animaux sociaux contrevient par ailleurs à cette opposition. Il convient donc ici de questionner à la fois le terme de politique, en le séparant de la politique humaine, mais aussi le terme animal et le terme humain comme nous le faisons tout au long de l’article.
B- La remise en cause d’une définition de la politique profondément hellénistique et anthropocentrique
La définition communément énoncée de la politique se base sur des connotations relativement anthropomorphiques. Selon la définition du dictionnaire Larousse la politique serait « l’ensemble des options prises collectivement ou individuellement par les gouvernants d'un État dans quelque domaine que s'exerce leur autorité » ou encore « une manière particulière de gouverner »6. C’est cette définition qui ressort le plus spontanément lorsqu’il est fait mention de la politique. Le terme même vient du grec « Politikos »7, de la cité et fait référence à l’art et à la manière de la gouverner. Notre héritage hellénistique de la conception de la politique s’illustre également à travers l’œuvre d’Aristote. Dans La Politique8, il s’interroge sur la distinction entre l’Homme et l’animal et en vient à soutenir que l’Homme est par nature un animal politique : il serait de ce fait naturellement conçu pour vivre dans une forme d’association politique, la cité, qui n’est propre qu’à l’espèce humaine et ne se retrouve de la même manière chez aucun autre animal. Cette vision hellénistique de la politique, en tant que caractéristique de l’Homme, se retrouve contemporainement et c’est cette vision que nous entendons remettre en cause. La définition de la politique se doit, à l’ère de l’anthropocène, d’être plus heuristique. Il est nécessaire qu’elle soit plus globale afin d’intégrer et d’étudier l’intégralité des organisations, et de pouvoir concevoir une politique commune pour le vivant.
L’anthropocentrisme de cette définition9 est aveuglant. Celle-ci place l’Homme au centre de la définition de la politique sans en questionner les autres formes qui peuvent coexister dans le vivant. Le terme même d’État, utilisé dans la définition énoncée, révèle cette conception de la politique centrée sur l’Homme. La notion d’État est utilisée au sens juridique du terme, cela exclurait les formes d’organisations animale. Les animaux ne pourraient-ils donc pas être des acteurs de leur propre politique ? Par ailleurs l’homme partage, au sens darwinien, une même histoire génétique avec les animaux. Il porte en lui diverses organisations politiques qui lui sont antérieures, à lui et à son espèce. La politique humaine telle que nous la concevons ne serait pas si différente de celle des autres animaux. Si l’Homme est comme le décrit Aristote, un animal politique, il n’est pas le seul. Temple Gradin défend que les animaux sont des génies. Mais des génies selon des critères non-anthropomorphiques car ils arrivent à faire des choses qui nous paraissent impossibles10 ou que l’on ne considère pas comme une preuve d’intelligence. En politique, bien que nos systèmes ne soient pas identiques cela ne signifie pas que les systèmes d’organisations animales ne méritent pas le terme de politique, au contraire. Ces systèmes sont différents et il faudrait adopter une ascèse de l’ordre du décentrement afin de ne pas laisser les préjugés anthropomorphiques influencer notre définition de la politique.
Ce n’est pas parce que les animaux ne font pas de promesses hypothétiques ou ne présentent pas un programme pour devenir chefs qu’ils n’œuvrent pas pour leur organisation. De même il existe une idée reçue selon laquelle les animaux ne pourraient pas développer leur intelligence comme les humains. De ce fait ils ne seraient pas en mesure de développer pleinement leurs sociétés ou d’organiser une vie politique. Le rappel tautologique, présent dans la langue française, de la « bêtise de la bête »11, illustre ce propos. Or celles-ci sont parfaitement capables de tirer des leçons d’une expérience ou d’apprendre de leurs pairs. Elles sont de ce fait aptes à construire une politique innovante et à s’organiser. Enfin, il existe un mythe selon lequel la démocratie serait le propre de l’Homme, ou qu’elle serait née à Athènes. Ces idées reçues n’ont plus lieu d’être et, à l’ère de l’Anthropocène, il convient d’allier l’éthologie, la philosophie, la biologie et la sociologie afin de réconcilier le terme politique et les formes d’organisations animales. Les animaux ont en effet adopté des règles et des stratégies politiques pour vivre en communauté. Si la politique au sens humain du terme n’est pas strictement identique à la politique d’autres espèces la définition générale ne peut se passer de ces formes plus diverses d’organisations. Il convient de mettre fin à cette dichotomie.
C- Sociétés et cultures animales : une organisation sociétale et culturelle animale
L’expression « loi de la nature » est souvent assimilée à la « loi du plus fort ». Pablo Servigne et Gauthier Chapelle expliquent dans L’autre loi de la jungle (2017) que l’idée d’une coopération entre les animaux est une règle qui vient tout aussi naturellement que la première et se demandent pourquoi elle n’est pas représentée par la « loi de la nature »12. Selon eux, cette vision de la nature provient de mythes philosophiques comme ceux de Hobbes ou Locke qui présentent l’Homme comme devant s’extraire d’une nature violente. Les deux chercheurs expliquent que c’est à travers ce prisme d’une nature violente que les expériences futures, notamment celles de Darwin sur l’évolution ont été menées. Sans remettre en cause ces résultats, ils considèrent que ceux-ci étaient guidés par une vision de la nature régie par la loi du plus fort. Pourtant, deux admirateurs de Darwin décidés par les travaux de ce dernier à observer la nature y ont fait des constats bien différents. Pierre Kropotkine remet en cause l’idée de Nature de guerre et Edward O. Wilson fonde la sociobiologie, science visant à expliquer par l’étude des gènes les comportements d’un individu. Ses travaux ne présentent plus l’animal comme voulant dominer à tout prix mais comme voulant faire dominer une partie de ses propres gènes, même s’il doit pour cela favoriser un autre individu pour peu que ce dernier lui ressemble13. Ce concept correspond à la sélection de la parentèle : reconnaître chez un individu une forte ressemblance génétique va favoriser une aide potentielle pour permettre aux allèles communs de se développer.
L’individu se sacrifie seulement s’il sauve un patrimoine génétique qui lui
est commun supérieur à son propre génome. Pour 3 individus ayant un quart de
patrimoine génétique commun avec l’individu, il ne se sacrifiera pas mais si
les individus en danger sont 5, alors il se sacrifiera car cela correspondra à
un génome portant ses gènes plus complet que son propre génome.
La coopération animale peut prendre des formes très diverses de la chasse en groupes chez les hyènes, à une défense commune des œufs chez les perches soleil ou encore une coopération inter-espèce comme les blaireaux et les coyotes qui mettent en commun leurs spécificités de chasse pour attraper des rongeurs14.
Il apparait donc tout naturellement que dès lors que des individus tirent un bénéfice à s’associer, ils cherchent à se regrouper. Et cette association, régie par des règles pour éviter qu’elle se désagrège forme des sociétés animales. Encore fallait-il pour accepter cette idée de société animale comprendre les facultés d’apprentissages, de mémoires, de transmission des animaux. Depuis le XXème siècle et l’essor des recherches sur l’intelligence animale, des études ont démontré la capacité des singes à adapter leur cri selon le prédateur, des poulpes à apprendre de l’un de leur congénère, des rats à se partager équitablement de la nourriture15… Autant de capacités nécessaires à un regroupement organisé en sociétés animales. En effet, Serge Aron et Luc Passera dans Les sociétés animales mettent en garde : « Le groupement n’est pas synonyme de vie sociale », en prenant pour contre-exemple des moules s’agglutinant sur des rochers sous l’effet de facteurs environnementaux. Selon les deux chercheurs, on peut parler de société animales lorsqu’un groupement d’individus résulte de facteurs « émanant [des] congénères et non plus de l’environnement »16. Ils présentent cinq degrés de socialité. Le grégarisme qui consiste en une simple interaction entre individus et différente de l’attraction sexuelle, le stade subsocial qui désigne l’apparition de comportements parentaux, le stade colonial lorsque les petits de plusieurs femelles sont élevés dans un site commun, le stade communal lorsque les femelles coopèrent dans les soins aux jeunes mais sans spécialisation des tâches et enfin le stade eusocial, mode de vie sociale le plus élaboré et dont les critères de définitions sont plus ou moins remis en question.
1. De la culture animale - Bêtes et bestioles. « De la culture animale - Bêtes et bestioles ». Consulté le 26 février 2021. https://betes-et-bestioles.blogspot.com/2021/02/de-la-culture-animale.html.
2. Descola, Philippe. Par-delà nature et culture. Folio, 2005.
3. Digard, Jean-Pierre. « Canards sauvages ou enfants du Bon Dieu?: Représentation du réel et réalité des représentations ». L’Homme, no 177‑178 (1 juin 2006): 413‑27. https://doi.org/10.4000/lhomme.21752.
4. Gouabault, Emmanuel, et Claudine Burton-Jeangros. « L’ambivalence des relations humain-animal : une analyse socio-anthropologique du monde contemporain ». Sociologie et sociétés 42, no 1 (2010): 299‑324. https://doi.org/10.7202/043967ar.
5. Waal, Frans de, et Jean-Paul Mourlon. Quand les singes prennent le thé. Paris: Fayard, 2001.
6. Définitions : politique - Dictionnaire de français Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/politique/62192
7. POLITIQUE : Etymologie de POLITIQUE, https://www.cnrtl.fr/etymologie/politique, consulté le 22 février 2021.
8. Aristote, La politique, s.l., Librairie Philosophique Vrin, 1995, 595 p.
9. Larousse Éditions, Définitions : anthropocentrisme - Dictionnaire de français Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/anthropocentrisme/3885
10. Grandin Temple et Farny Inès, L’ Interprète des animaux, s.l., Odile Jacob, 2006, 383 p.
11. Llored Patrick, « Du droit des bêtes à la bêtise », in Chimeres, no 3, N° 81, 2013, p. 121‑130.
12. Sanli, Timour. « Coopération : la nature pour modèle », octobre 2018.
13. Aron, Serge, et Luc Passera. Les sociétés animales. De Boeck Supérieur, 2009. https://doi.org/10.3917/dbu.aron.2009.01.
14. « 10 actes étonnants de coopération entre différentes espèces animales (Animaux) ». https://fr.mydailyselfmotivation.com/articles/animals/10-amazing-acts-of-cooperation-between-different-animal-species.html.
15. Aline Richard Zivohlava. « Intelligence Les animaux nous épatent », 26 juillet 2017.
16. Aron, Serge, et Luc Passera. Les sociétés animales. De Boeck Supérieur, 2009. https://doi.org/10.3917/dbu.aron.2009.01.
17. De Rauglaudre Nicolas, Tableau Raphaël, https://www.nicolasderauglaudre.net/philosophie/Raphael/raphael.html, consulté le 4 mars 2021.
Loïc HASLE, Jade-Bérénice TONG-YETTE, Charline COUDRY
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