Le système de valeurs construit par les Égyptien•ne•s pour l'appréhension de leur environnement, reposant dans une certaine mesure sur un principe d’horizontalité de la relation entre les êtres vivants, explique tout autant l’association entre l’animal et la divinité, que les différentes formes et fonctions que cette dernière a pu prendre. L’existence d’animaux sacrés et sacralisés, dotés d’un degré de sacralité spécifique, est une des conséquences les plus marquantes de cette idée du divin. Ces particularités ont une réelle importance quant à la construction et la structuration de la société égyptienne.
A. L’association dieu-animal et ses différentes formes et fonctions
Beaucoup d’observateurs occidentaux ont jugé déraisonnable l’omniprésence du monde animal dans la spiritualité des Égyptien•ne•s. Ce constat, significatif de la différence de perception de l’animal par différents peuples, omet la fascination que continue d’exercer la civilisation pharaonique sur l’Occident notamment du fait de cette proximité singulière entre la divinité et l’animal. Qui plus est, celle-ci obéit à un certain raisonnement, construit sur des principes rigoureux et s’explique aussi par la nécessité d’appréhender leur environnement en adoptant par là une certaine vision du monde.
La faune sauvage représentait pour eux une survivance du chaos primitif. Par ailleurs, le spectacle d’une faune riche et variée n’a pas été sans conséquences sur leurs façons de concevoir et d’exprimer le monde. L'Égypte ancienne est une civilisation agricole qui vit grâce à l’exploitation du règne animal. Mais la particularité des Égyptien•ne•s est leur extraordinaire faculté à observer pour restituer le réel, faculté aidée par une capacité hors du commun à reproduire les détails significatifs et reconnaissables. Ce sens inné de l’observation du spectacle du grand fleuve nourricier, de la vallée, des zones marécageuses, du désert et de sa faune redoutée est à l’origine du processus d’analogie mis en place par les prêtres et les artistes pour expliquer le monde, dans lequel, comme toute manifestation de la nature, les animaux vont devenir des manifestations du divin, pour mieux appréhender des phénomènes incompréhensibles et des concepts abstraits. « Il s’agissait simplement d’apprivoiser le monde en illustrant et en matérialisant l’abstrait au moyen de ce qui est familier à tout un chacun. »[1]. Pour le peuple égyptien, la compréhension et l’expression des phénomènes abstraits, tels que les aléas naturels inexpliqués et manifestations de l’invisible, se sont appuyées sur la faune riche et variée de la Vallée du Nil. La civilisation pharaonique a, en conséquence, bâti une véritable grille de lecture du monde, reposant sur un langage symbolique et imagé, puisant en particulier dans la métaphore animalière ; les Égyptien•ne•s ont fait le choix d’une approche pragmatique pour rendre intelligible leur vision du monde et pour conceptualiser l’abstraction. En guise d’illustration, on peut citer à nouveau l’exemple emblématique du scarabée bousier qui pousse chaque jour sa boule d’argile, pour expliquer le lever du soleil ou encore celui du pharaon, qui, en tant qu’héritier de Rê, porte l’uræus, allégorie du rayonnement brûlant de cet astre, capable d’atteindre sa cible à distance tout comme le cobra.
Certains auteurs ont par ailleurs estimé que l’explication de l’emploi des animaux pour représenter le divin pouvait également résider dans la supériorité supposée de certaines capacités animales sur celles des humains. En effet, « le vol de l’oiseau, les bonds du lion, l’amour maternel de l’hippopotame, la force du bec de l’ibis sont au-delà des capacités humaines et ont peut-être laissé les anciens Égyptien•ne•s croire que de tels talents étaient d’essence divine ».[2]
Cette hypothèse, laissant augurer que les Égyptien•ne•s se seraient laissés abuser par une comparaison entre les aptitudes de l’animal prétendument jugées supérieures à celles des humains, paraît peu convaincante et il est utile de relever que cet argument a été repris, bien plus tard, par des théologiens. Quelques-uns d’entre eux ont en effet tiré argument de la perfection et de la beauté de notre monde, de la complexité remarquable du fonctionnement corporel et cognitif des êtres vivants qui le peuplent, pour établir des raisonnements tendant à établir la preuve de l’existence de Dieu.
Dans cette conception spirituelle, les êtres vivants qui peuplaient le monde étaient des émanations du divin, et c’est donc à travers eux qu’étaient trouvées des réponses d’ordre métaphysique aux questions non élucidées. Les représentations des dieux prenaient diverses formes basées sur ces êtres, à partir des fonctions qui leur étaient assignées. Les dieux avaient chacun leurs rôles à jouer dans la vie du peuple égyptien. Ils avaient parfois une fonction funéraire, nourricière, festive ou étaient protecteurs, destructeurs et belliqueux. Ces dernières pouvaient se mêler de manière parfois ambigüe. Par exemple, le dieu Amon, associé au dieu soleil Rê, devient Amon-Rê, le soleil qui donne la vie au pays. Sous son nom d’Amon-Min, il est un taureau procréateur et incarne la fécondité. De la même manière, Hathor, déesse de la joie, de la fête et du vin, veille également sur la nécropole de Thèbes. On retrouve par ailleurs, comme dans d’autres panthéons, des divinités aux rôles antagonistes ; si certaines sont bénéfiques et protectrices, d’autres sont maléfiques, violentes et capables d’exercer les pires châtiments. Cette ambivalence peut parfois se retrouver au sein d’une même divinité telle Sekhmet, qui a deux fonctions tout à la fois opposées et complémentaires : durant ses effroyables colères, elle est capable de propager des épidémies, répandant la mort sur les ennemis du roi, mais avec l’appui de ses prêtres experts en médecine, on lui prête aussi le pouvoir de guérir de la maladie.
L’association dieu-animal dans les représentations prend différents aspects : zoomorphe, anthropomorphe ou composite. Parmi les formes zoomorphes figurant les animaux de l’environnement immédiat des Égyptien•ne•s, on peut citer celles du taureau, de l’hippopotame, du cobra, de l’ibis, du babouin, du crocodile, de la lionne et bien d’autres encore. En outre, cette représentation d’un dieu peut ne pas se faire sous la figure d’un animal unique mais résulte parfois de la combinaison de plusieurs. C’est le cas de Ammout, qui allie tête de crocodile, corps d’hippopotame et pattes avant de lion. Le même dieu peut aussi être représenté à travers plusieurs animaux. On peut ainsi citer Thot, figuré alternativement comme un ibis à plumage blanc ou noir, mais également comme un babouin. À l’inverse, un animal peut représenter plusieurs dieux. Ainsi en est-il de Khoum, de Herishef, ou d’Amon, tous associés au bélier.
On remarque qu’une grande variété d’animaux sont ainsi adoptés, fauves, primates, oiseaux, rapaces, reptiles, poissons, non sans raisons. En effet, en ce qui concerne Thot par exemple, il est considéré comme l’inventeur de l’écriture et le dieu des scribes ; il incarne donc la sagesse et l’intelligence. Or, les babouins comme les ibis sont très rusés et adroits : il y a donc une correspondance entre les pouvoirs des dieux et la nature des animaux choisis pour incarner leur représentation.
Les formes anthropomorphes sont quant à elles moins nombreuses. On peut citer par exemple Amon, seigneur des temples de Karnak et Luxor, qui est représenté par un homme coiffé de deux plumes hautes et droites ou encore la déesse Hathor, qui prend l'apparence d’une femme portant le disque solaire entre ses cornes.
Les formes composites sont beaucoup plus répandues en Égypte Antique, et résultent de l’association entre humain et animal. Ainsi la déesse Bastet peut prendre la forme d’une femme à tête de chatte, Sekhmet, celle d’une femme à tête de lionne, ou Thot peut avoir un corps d’homme et une tête d’ibis.
La déesse Thouéris, tête et corps d'hippopotame femelle gravide, avec une poitrine féminine, une queue de crocodile et des pattes de lionne, montre une hybridation poussée à l’extrême en associant la puissance de tous les animaux dont elle est investie pour protéger les fidèles.
Plus généralement, la représentation d’un dieu alterne donc entre plusieurs formes, parfois même entre plusieurs animaux associés. C’est pourquoi Anubis est parfois représenté comme un canidé noir (chien ou chacal) ou par un homme à tête de chien. Horus peut être un faucon portant la double couronne d’Égypte ou un homme à tête de faucon.
Il y a une indéniable correspondance entre les pouvoirs du dieu et la nature de l’animal qui lui est associé : le chacal, qui ressemble beaucoup au chien, est un charognard, vivant non loin des tombes, et en cela son association à un dieu au rôle funéraire semble assez instinctive. De même, Horus protège et règne sur le monde des vivants et symbolise la royauté. Sa représentation sous la forme d’un faucon découle de façon évidente des caractéristiques propres au faucon car Horus signifie en égyptien « celui qui est au-dessus » et « celui qui est loin » et donc protège l’Égypte.
On a ici une nouvelle preuve du fait que les Égyptien•ne•s vénèrent bien la divinité et non pas l’animal. En effet, le dieu, ses pouvoirs et sa fonction demeurent les mêmes, malgré leurs nombreuses configurations. La divinité est donc un concept transcendant la forme qu’elle prend. L’animal a en conséquence une véritable valeur métaphorique : il prend une dimension symbolique, laquelle n’est pas étrangère à son choix, mais le dépasse en tant que tel. En d’autres termes, dans cette relation entre les Égyptien•ne•s et les animaux, ces derniers sont des éléments d’expression de concepts et de valeurs à la base de tout culte et plus largement de toute organisation sociale.
B. Animaux sacrés et sacralisés, et leur importance dans la construction même de la société égyptienne
Les associations dieu-animal sont nombreuses et omniprésentes dans l’histoire égyptienne, et se retrouvent dans les représentations de dieux sous forme zoomorphe ou hybride, mais aussi dans le cas plus rare de l’animal sacré. Les animaux sacrés sont les incarnations d’un dieu, leur image vivante[3] sur terre. Pour les Égyptien•ne•s, un dieu pouvait prendre corps sur terre à travers certains animaux qui portait les marques de leur divinité. Le taureau Apis en est un des exemples les plus documentés. « Étant le ba[4] du dieu Ptah de Memphis, le taureau Apis est nécessairement unique. »[5]
La sélection de ce taureau particulier dépendait de nombreux critères précis qui pouvaient rendre ce processus long et ardu pour les prêtres. En effet, l’écrivain romain Élien détaille que le taureau devait présenter vingt-neuf signes particuliers sans plus d’explication quant à leur choix. La plupart des représentations d’Apis à l’époque tardive montrent un taureau au pelage noir et une large tâche blanche au niveau du ventre, remontant sur le haut des pattes. L’avènement du taureau était célébré par des rituels, des cérémonies et fêtes, et des serviteurs du clergé prenaient grand soin de lui au quotidien. Celui-ci symbolisant la fertilité des sols ainsi que de la fécondité des humains et des animaux, il recevait souvent la visite de fidèles espérant bonne fortune. Lors de la mort de l’animal sacré, après les cérémonies et rites funéraires déterminés qui devaient s’appliquer – et que le pharaon finançait en partie –, les prêtres se mettaient en quête de la nouvelle incarnation du dieu. Mais l’Apis n’est pas le seul bovidé sacré : on peut aussi citer les taureaux Bouchis, Mnévis et Pakaour. De plus, l’animal sacré pouvait aussi être un crocodile, un bélier, un faucon ou un lion. Cette relation apparaît comme une singularité dans le mode de pensée des Égyptien•ne•s puisque la distinction entre l’animal et le dieu s’amincit.
L’animal qui est pour ce peuple un réceptacle de la puissance divine gagne ici un nouveau degré de sacralité, en tant qu’incarnation – et non simple émanation – de la puissance et de l’identité divines. Pour cette raison, il est traité avec révérence et le plus grand soin. Cela met aussi en évidence une disparité dans la sacralité des animaux, alors que leurs principes religieux semblent poser l’égalité entre les êtres, humains, dieux et animaux. Néanmoins, ce n’est pas parce que la religion égyptienne repose sur le postulat d’une égalité de principe entre les catégories d’êtres vivants qu’il existe une contradiction fondamentale à considérer une individualité comme particulièrement sacrée.
D'autres animaux étaient sacralisés après leur mort, par leurs momifications qui permettaient d'en faire des offrandes acceptables par telle ou telle divinité, car ceux-ci n'avaient pas de valeur religieuse de leur vivant. « Leur spécificité par rapport aux animaux sacrés est de ne pas être uniques, de ne bénéficier d'aucun rituel propre, et de ne pouvoir servir de lien avec la divinité que morts et momifiés. »[6] Les animaux eux-mêmes n'étaient pas vénérés, seule l'était la divinité qu'ils incarnaient.
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Momie de gazelle, Époque Gréco-romaine, Provenance Kom-Ombo, Musée d'Histoire naturelle, Lyon (Cliché Musée de Lyon, P. Ageneau). |
Cette pratique de la sacralisation de l’animal est apparue dès le Nouvel Empire et a gagné de l’importance avec la XXXème dynastie, atteignant sa plus grande apogée pendant les Ptolémées. Sous les Lagides, des animaux représentaient la divinité locale dans une multitude de nécropoles, à tel point que les Grecs rebaptisèrent certaines villes du nom de la bête associée à la divinité – ainsi Cynopolis, la ville du chien, Crocodilopolis, la ville où le dieu crocodile Sobek était vénéré, Léontopolis, la ville du lion[7].
L’animal qui était sacralisé pouvait provenir de la chasse, d’un élevage ou être un animal mort qu’un fidèle avait ramassé. Tous ne recevaient donc pas le même traitement : certains étaient en liberté, d’autres en captivité, et ils ne vivaient en général pas très longtemps, leur mort étant parfois naturelle, mais le plus souvent, ils étaient tués brutalement – ce qu’a permis de révéler l’étude des momies. Lors de la momification, l’apparence extérieure de la momie avait plus d’importance que l’intégralité du corps qui la composait, de sorte que plusieurs animaux pouvaient être réunis dans une même momie, ou la momie ne pouvait contenir que des fragments du corps de l’animal.
Les animaux sacralisés représentaient un enjeu économique, social et religieux, impliquant de nombreuses catégories de la population dans le système mis en place et rapportaient d’importants revenus pour les temples qui vendaient les animaux sacralisés aux fidèles : « économiquement, un système cohérent s’est petit à petit mis en place grâce aux temples, fonctionnant avec l’appui des autorités et faisant vivre une partie non négligeable de la population. »[8] Bien que la mise à mort d’un animal sacré soit passible de mort, l’animal sacré est souvent tué et la sanction judiciaire en cas d’atteinte à l’intégrité de ces animaux « pourrait autant s’expliquer par la volonté de protéger les intérêts économiques du clergé égyptien […], que par le désir de punir un délit religieux d’impiété »[9].
Les animaux ne reçoivent donc pas le même traitement de la part des Égyptien•ne•s selon leur degré de sacralité et les différentes manières que ces dernier•ière•s ont de percevoir l’animal sont directement reliées à leurs croyances. De plus, l’animal devient central dans leur société en influant sur la construction de celle-ci. Ce sont donc des perceptions différentes de l’animal qui se combinent, mêlant lien avec la divinité et enjeu économique, et témoignant d’une certaine instrumentalisation de l’animal qui peut sous quelque aspect sembler à nouveau contredire leur principe religieux d’égalité des êtres – peut-être ce principe a-t-il perdu de son importance au cours du temps et de l’évolution de la société et de la religion égyptiennes ? La domination des humains sur l’animal apparaît évidente aussi dans leurs rapports, il faut donc veiller à ne pas idéaliser ces derniers.
[1] Hélène Guichard, Des animaux et des pharaons : le règne animal dans l’Égypte ancienne, Xavier Dectot (dir.), op.cit., p. 4.
[2] Ibid, p. 6.
[3] F. Dunand, R. Lichtenberg, avec la collaboration d’A. Charron, Des animaux et des hommes, une symbiose égyptienne, Monaco, Éditions du Rocher, 2005, p. 149.
[4] Le ba est la composante invisible de la personnalité, terme souvent traduit faute de mieux par « âme ». Dans le cas d’un animal sacré, ce terme désigne l’animal en tant que manifestation d’un dieu.
[5] F. Dunand, R. Lichtenberg, avec la collaboration d’A. Charron, op.cit., p.149.
[6] Bernard Legras, « La répression des violences envers les animaux sacrés dans l’Égypte ptolémaïque », Droit et cultures, Revue internationale interdisciplinaire, no 71 : 43‑50, 2016.
[7] F. Dunand, R. Lichtenberg, avec la collaboration d’A. Charron, op.cit. p. 169.
[8] Ibid., p.197.
[9] Bernard Legras, op.cit.
Bibliographie
Bernard Legras, « La répression des violences envers les animaux sacrés dans l’Égypte ptolémaïque », Droit et cultures, Revue internationale interdisciplinaire, n° 71 : 43‑50, 2016.
Françoise Dunand, Roger Lichtenberg, avec la collaboration d’Alain Charron, Des animaux et des hommes, une symbiose égyptienne, Éditions du Rocher, 2005.
Xavier Dectot (dir.), Des animaux et des pharaons : le règne animal dans l’Égypte ancienne, Dossier pédagogique, Musée du Louvre-Lens, 2014.
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