S’intéresser à l’utilisation des mathématiques chez l’animal amène à s’interroger sur la raison de cette utilisation. Il faudrait d’abord observer l’évolution animale pouvant découler sur une uniformisation des besoins ce qui permettrait d’expliquer une uniformisation de l’usage mathématique chez l’animal. Il conviendra également de rendre compte concrètement de cette utilisation tout en s’intéressant aux raisons précises poussant à passer par les mathématiques. Enfin, on remettra en perspective notre propos en s’intéressant à la place de la conscience dans l’utilisation mathématique.
A) L'évolution animale : vers des besoins communs amenant à une compétence mathématique présente chez tous les animaux ?
En 1859, Charles Darwin dans L’origine des espèces (Darwin, 1859) formule une théorie selon laquelle les espèces animales et végétales ont nécessairement dû s’adapter à leurs environnements. Ainsi, par un procédé de sélection naturelle, seules les espèces ayant réussi cette adaptation survécurent. Partant de là, Vauclair dans Psychologie comparée: cognition, communication et langage (Vauclair, 2016) déclare : « Partant des ressemblances physiques, morphologiques entre l’homme et d’autres mammifères (comme le squelette, les muscles, voire l’encéphale pour les singes), Darwin en vient à considérer des ressemblances sur le plan des "facultés mentales" ». Par conséquent, il y a une dimension comparative qui est à prendre en considération dans l’étude de la question animale.
Il convient désormais de traiter de la question des besoins des animaux. En effet, l’usage mathématique est postérieur aux besoins animaux. Tout d’abord, pour reprendre Epicure dans La lettre à Ménécée (Epicure et Morel, 2009), on s’attachera aux « besoins naturels nécessaires » des animaux. Ces besoins sont résumables par « manger, boire, dormir ». Cependant, c’est dans la quête de réalisation de ces besoins qu’interviennent les mathématiques. Ce sont de véritables outils pour la poursuite des besoins comme nous allons le voir.
La réponse aux besoins des animaux passe par une optimisation qui elle-même passe nécessairement par les mathématiques. En effet, elle constitue même une branche de celles-ci. Ainsi, il existe des outils d’optimisation comme les dérivées permettant d’obtenir les variations d’une fonction (qui pourrait modéliser un besoin) et donc aussi de trouver des extremums.
B) Des applications mathématiques concrètes
Les animaux ont donc des besoins qui peuvent être accomplis par une optimisation de leurs actions qui se fait par les mathématiques. Ici, nous étudierons trois exemples de notions qualifiables comme « mathématiques » pour appuyer notre propos.
Tout d’abord, la distance semble être une notion mathématique assimilée par les animaux. En effet, on peut prendre l’exemple de l’expérience réalisée par Emil Menzel (Menzel, 1973). Il porte un chimpanzé sur ses épaules et se déplace, en empruntant de longs chemins volontairement, vers les cachettes de nourriture. Une fois le chimpanzé lâché, automatiquement il se met à aller vers les cachettes de nourriture en empruntant les chemins les plus courts possibles. En mathématique, cela réfère au « problème du voyageur de commerce » qui consiste en une optimisation des trajets. Par conséquent, on observe bien une assimilation chez les chimpanzés de la notion de distance.
Ensuite, le dénombrement du temps, c’est-à-dire la capacité à quantifier le temps, à le manipuler est aussi une capacité animale. On peut s’appuyer sur l’expérience de Heys et Dombeck (Heys et Dombeck, 2018) dans laquelle des souris sont placées dans un labyrinthe et doivent en sortir. Cependant, pour cela, elles doivent passer par une porte se situant à mi-chemin et qui prend six secondes à s’ouvrir. Pour l’expérience, ils finirent par rendre invisible cette porte et malgré cela, les souris attendirent les six secondes. Ainsi, elles sentaient, elles avaient assimilé la notion de temps. Concrètement, la notion de dénombrement du temps peut leur être utile pour revenir à une zone contenant une ressource se renouvelant avec le temps. Là encore, on peut illustrer cela par le constat suivant : les oiseaux ne reviennent pas vers les zones où ils ont caché de la nourriture s’ils considèrent qu’elle a périmé entre temps (Allen et Trestman, 2020).
Ensuite, le partage revêt une relation mathématique dans la proportionnalité de celui-ci. En effet, le partage suppose une capacité à déterminer des quantités. Au passage, il ne faut pas s’imaginer qu’il existe des sociétés animales comme le démontre Rabaud (Rabaud, 1949). Le partage de la nourriture peut avoir lieu suivant différentes occasions. On peut prendre l’exemple des lions au sein d’une troupe. Dans ce cas, lors de la chasse, le corps de la proie est réparti selon l’importance hiérarchique (Lopez, 2014). Ainsi, il y a bien une compréhension de la notion de quantité qui réfère aux mathématiques.
C) Une conscientisation de l'utilisation mathématique ?
Il apparaît nécessaire de mettre en perspective notre propos par une réflexion liée à la conscience. Tout simplement, peut-on parler d’utilisation mathématique si l’animal n’est même pas conscient de se servir de notions mathématiques ? Le but est donc de comprendre ces interrogations et tenter, peut-être en vain, d’y répondre.
Désormais se pose la question de l’inné. En effet, existe-il un apprentissage des mathématiques ou bien les connaissances sont-elles déjà présentes ? Il est clair que les compétences mathématiques modernes ne sont pas innées chez les animaux dans la mesure où même chez les hommes elles ne le sont pas. Cependant, il y a une organisation cérébrale permettant l’usage des mathématiques comme vu précédemment. D’après Stanislas Dehaene (Dehaene, 2015) les animaux auraient un sens inné des mathématiques. Il donne l’exemple des fourmis qui dans la recherche de nourriture se déplacent aléatoirement mais qui retournent ensuite directement à leur nid sans se tromper, elles suivraient un vecteur.
Maintenant, il s’agit de déterminer si l’utilisation mathématique est conscientisée ou non. Par exemple, dans le cas de l’homme, nous ne procédons pas nécessairement à des calculs pour réaliser un partage, nous n’avons pas besoin de conscientiser une opération mathématique. Tout d’abord, l’existence d’une conscience animale est avérée d’après l’INRA (Le Neindre et al., 2009) [10] et cette idée est majoritaire dans la littérature scientifique. Par conséquent, on peut supposer l’existence d’une conscience mathématique lors d’un raisonnement mais, tel l’homme, la conscientisation de l’utilisation des mathématiques triviales (comme la distance) n’est pas nécessairement avérée.
Par conséquent, on peut voir une potentielle remise en question des capacités animales à faire des mathématiques. En effet, peut-on dire que l’on fait des mathématiques lorsque nous ne sommes même pas conscient d’en faire ? On peut y voir une mécanique dénudée de sens correspondant à un instinct. Néanmoins, cette remise en question doit être bien observée comme étant potentielle puisqu’elle est intrinsèquement liée à la conscience animale lors des raisonnements mais aussi à l’existence d’une conscience animale.
Bibliographie :
Allen Colin et Trestman Michael, « Animal Consciousness » in The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Edward N. Zalta (éd.), Winter 2020., s.l., Metaphysics Research Lab, Stanford University, 2020
Darwin Charles, L’origine des espèces, Editions Flammarion, 2008
Dehaene Stanislas, Fondements cognitifs de l’apprentissage des mathématiques,
https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2015-03-03-09h30.htm,
2015
Epicure et Morel Pierre-Marie, Lettre à Ménécée, Paris, Editions Flammarion, 2009, 109 p.
Heys James G. et Dombeck Daniel A., « Evidence for a subcircuit in medial entorhinal cortex representing elapsed time during immobility », in Nature Neuroscience, nᵒ 11, vol. 21, 1 novembre 2018, p. 1574‑1582
Pierre
Le Neindre, Raphaël Guatteo, Daniel Guémené, Jean-Luc Guichet, Karine
Latouche, Christine Leterrier, Olivier Levionnois, Pierre Mormède,
Armelle Prunier, Alain Serrie, Jacques Servière (éditeurs), 2009.
Douleurs animales : les identifier, les comprendre, les limiter chez les
animaux d’élevage. Expertise scientifique collective, synthèse du
rapport, INRA (France), 98 pages
Lopez Mathilde, « Le lion d'Afrique (Panthera Leo) et sa conservation » [Thèse de doctorat, Université Claude Bernard à Lyon], 2014
Menzel E. W., « Chimpanzee spatial memory », in Science, 182, 1973, p. 943-945
Rabaud Etienne, « XV. - Sociétés humaines et sociétés animales », in L’Année psychologique, nᵒ 1, vol. 50, 1949, p. 263‑272
Vauclair Jacques, Psychologie comparée : cognition, communication et langage, 2016
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