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Dame Eboshi détruisant la forêt dans Princesse Mononoké |
Pour impacter le spectateur sur une autre échelle, Miyazaki fait appel aux émotions de son audience, notamment japonaise. De nombreuses références à l’histoire nippone sont présentes dans ses films et particulièrement à son passé belliqueux. Par exemple, Gwendolyn Morgan dans son texte sur l’environnementalisme dans les films du réalisateur japonais, explique que les paysages apocalyptiques dans le film Nausicaä de la Vallée du Vent feraient écho aux catastrophes nucléaires dont le Japon a été victime en 1945. L'ancien dieu guerrier serait alors une représentation de la bombe atomique. Elle cite le Docteur Napier affirmant que cette destruction servirait de prise de conscience à l’audience pour comprendre son impact sur la nature. Ces paysages peuvent être vus comme la réalisation de nos peurs concernant l’environnement : la perte de contrôle et le fait de vivre avec les conséquences comme les présente Morgan. La déforestation dans Pompoko est une représentation de la vision du Japon d’aujourd’hui par Takahata. En effet, celui-ci a exprimé plusieurs fois sa tristesse face à l’effacement de la faune et flore japonaise, remarquant notamment la diminution des parcs naturels.
Il est néanmoins important de nuancer cette idée d’industrialisation comme ennemie de l’environnement. En effet, Miyazaki ne peut être considéré comme anti-technologie mais plus comme un « écologiste technophile » (Mainardi, 2020). Celui-ci présente des milieux où technologie et environnement cohabitent et, ainsi, ne propose pas un schéma manichéen. Des exemples encore plus parlants de cohabitation possible entre ces deux mondes sont présents dans les films de plusieurs autres studios. Prenons, par exemple, Zootopie des studios Walt Disney. Ce film animé dépeint une société animale entièrement industrialisée, les animaux étant les seuls personnages de ce film ; nous comprenons que ceux-ci participent eux-mêmes à l’industrialisation. De son côté, le studio Dreamworks présente une société où animaux et êtres humains cohabitent, dans une société similaire aux sociétés occidentales. En effet, dans Madagascar le spectateur suit un groupe d’animaux de zoo qui après avoir sauvé un de leurs amis en s’enfuyant de leurs cages tentent d’y retourner durant toute la trilogie. Ainsi, ces films montrent un autre aspect de la relation entre humain et animaux et la possibilité d’une certaine cohabitation. Nonobstant, une nuance peut être apportée. Leur souhait de retourner dans leur cage pourrait être le reflet d’un point de vue anthropocentré. De plus, ces animaux, ayant toujours vécu sous le joug des êtres humains, n’ont pas eu l’opportunité de développer un esprit critique sur leur condition. Ainsi, ne connaissant pas autre que cette vie de zoo, ils ne peuvent espérer plus.
2. Les animaux : gardiens et défenseurs de la forêt
Dans les films Ghibli, les animaux et autres êtres vivants endossent souvent le rôle de défenseur de la forêt. En premier lieu, on remarque à travers l’analyse cinématographique des films Ghibli qu’il existe dans ces œuvres de manière récurrente des esprits incarnant la nature, se faisant alors porte-parole de l’environnement. En plus d’être l’image de marque du studio Ghibli (sa figure est présente dans chaque générique des films Ghibli), Totoro incarne dans Mon Voisin Totoro l’esprit de la forêt. Il réside en plein milieu de la forêt, caché en son centre entre plusieurs temples religieux. Il possède par ailleurs certains pouvoirs et son lieu d’attache est l’immense arbre de la forêt. C’est alors lui qui rencontre Mei et fait découvrir à elle et sa sœur la magie et la beauté de la nature. Par ailleurs, on retrouve dans Princesse Mononoké des esprits et animaux défenseurs de la forêt qui lancent des sortilèges et font preuve d’actes de révolte. On peut d’abord penser à Mononoké Hime ou Princesse Mononoké qui est la princesse des esprits vengeurs. Elle possède une essence animalesque qui exprime et représente la révolte animale, en particulier contre l’humain puisqu’elle s’oppose uniquement aux humains. Ensuite, nous avons aussi les Kodama, qui sont des esprits des arbres. Ils habitent dans de très vieux arbres et jettent des sorts sur quiconque tente d’abattre ces derniers. En outre, est également présent le Dieu sanglier Nago. Il a été victime des armes à feu des hommes de dame Eboshi et sa souffrance et sa haine l'ont transformé en Tatari Gami (Dieu maudit). C’est l’un des protecteurs ancestraux de la forêt qui exprime à travers sa course folle dans la scène d’ouverture du film la révolte et la haine des animaux contre la destruction humaine due à l’industrialisation des sociétés (armes à feu, exploitation des ressources naturelles). Sa malédiction est alors représentée par une multitude de vers noirs, symboles de sa haine.
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Nago, le sanglier maudit dans la scène d’ouverture poursuivant Ashitaka, Princesse Mononoké
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On retrouve ensuite dans le même film le Clan des orangs-outans (Shoujou en japonais). Ce sont des sortes de gorilles aux yeux rouges perçants. Leur mission est de planter des arbres dans la forêt de Cèdres décimée par les humain·e·s. Cette destruction par les humain·e·s les pousse par ailleurs à les repousser et les tuer, cela étant devenu le seul moyen pour eux de protéger la flore de la forêt. Dans le film, ils menacent de tuer Ashitaka voire de le manger car ils croient qu’ils deviendront plus intelligents et puissants en faisant cela.
Enfin, le rôle de défenseur·seuse·s et représentant·e·s de la forêt et des animaux induit souvent un rôle d’activiste politique. Ces animaux sont doués comme nous l’avons expliqué d’une intelligence animale, qui leur confère également une conscience politique animale. Leur combat se retrouve alors placé dans une perspective politique, si bien que l’on peut par exemple considérer les tanukis (dans Pompoko) comme des activistes politiques pratiquant une désobéissance naturelle similaire à la désobéissance civile. Et en effet, leurs actions se veulent plutôt pacifiques envers les humain·e·s puisqu'elles se cantonnent à faire peur aux humain·e·s et à détruire du matériel industriel pour protéger la forêt contre ce nouvel écocide, bien que leur volonté d’effrayer puisse s’apparenter à un écoterrorisme.
Le rôle de défenseur·seuse de ces animaux s’accompagne systématiquement d’une dimension de toute puissance. Ces animaux-là sont dotés de pouvoirs importants, voire immortels - comme les tanukis qui peuvent se transformer à volonté. Ils arborent alors un aspect monstrueux ou effroyable pour les humain·e·s qui sont confronté·e·s à une certaine incompréhension. On trouve dans Nausicaä les Ômus – d’immenses insectes surpuissants, ou on peut encore penser à Totoro qui bien que sympathique est aussi très imposant. Et il possède des pouvoirs impressionnants : il peut voler et faire pousser les plantes et les arbres incroyablement vite et de manière démesurée. Du côté de Princesse Mononoké, on peut mentionner à nouveau Nago qui a un aspect effrayant. Ce sanglier très gros et grand fonce vers les êtres humains, les yeux rouges et aveuglés par la haine, et il est recouvert de vers noirs qui gesticulent sur lui. Par ailleurs, la malédiction jetée par Nago sur Ashitaka se répand pour conférer à son bras une force herculéenne et surhumaine. La louve Moro est également présente : c’est une divinité, aussi bien loup tueur que mère protectrice. Elle dirige la résistance de la forêt contre les humains avant l’arrivée des sangliers et est condamnée à éliminer tous ses ennemis. Elle possède une grande taille ainsi que deux queues conjuguées à une très grande intelligence et une force surnaturelle. En outre, elle résiste héroïquement et longuement aux humains. Enfin, la figure la plus puissante de ce film est le Dieu-cerf aussi appelé le « faiseur de montagne » ou « esprit de la forêt », témoignant déjà de sa surpuissance. Il a le pouvoir de vie ou de mort si bien que des plantes poussent puis fanent sous chacun de ses pas.
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Les pas du dieu-cerf, Princesse Mononoké
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Il est aussi fascinant qu’effrayant et possède deux formes : la première étant un corps de cerf avec de gigantesques bois et une tête humaine rouge pour le jour, et puis la deuxième qu’il adopte au crépuscule où il devient un cerf bipède, géant et bleu translucide. Ce dieu semble alors tout-puissant et quasiment immortel.
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Les deux formes du dieu-cerf, Princesse Mononoké
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Enfin, on peut remarquer que les végétaux aussi ont des aspects puissants. L’arbre millénaire dans Totoro en est la preuve, géant comme il est. Et il en est de même pour l'arbre géant de Laputa (Le Château dans le ciel), métaphore de la force vitale et régénératrice de la nature, qui perdure indépendamment des humains grâce à un écosystème équilibré.
Grâce à leur toute puissance, les animaux et êtres vivants n’ont alors pas de mal à assumer leur rôle de protecteur·ice de la forêt. Ainsi, lorsque l’humanité industrielle va trop loin et menace la nature, elle s’expose à un retour de flamme de la part de ses défenseur·seuse·s, ce qui laisse penser que la vie animale reste incompatible avec l’expansion industrielle des sociétés humaines. On peut voir ce rapport belliqueux dans plusieurs films de Ghibli. D’abord dans Nausicäa de la Vallée du Vent où suite à une guerre planétaire immensément violente et à la fin de l’humanité industrielle, l’humanité survit, rattrapée à tout moment par la fukai, forêt toxique gigantesque qui s’étend de plus en plus. Ici, ce sont les humain·e·s qui ont causé leur propre perte, aveuglés par l’expansion industrielle. Cela faisant par ailleurs écho à la crise écologique actuelle. De plus, dans Ponyo sur la falaise, par amour pour la Déesse de la mer (mère de Ponyo), Fujimoto (père de Ponyo) renonce à sa condition humaine. Et depuis la perte de son humanité, il nourrit une haine envers l’espèce humaine qu’il accuse de polluer les eaux. Il se sert donc de ses pouvoirs pour mener à bien un projet écoterroriste qui a pour but d’éradiquer l’espèce humaine dans un raz-de-marée apocalyptique, et faire ainsi revenir l’âge préhistorique du cambrien sur Terre - âge caractérisé par la présence de créatures marines gigantesques et de colonies de méduses infinies que Fujimoto fabrique lui-même dans sa ferme sous-marine. Ainsi, Fujimoto qui n’est plus humain a pris le parti de la nature et mène un combat farouche contre les humains qui provoquent encore une fois leur propre chute en polluant les eaux. En effet, on peut penser que ce raz-de-marée orchestré par Fujimoto pourrait en fait se produire naturellement, comme les nombreuses catastrophes naturelles desquelles nous sommes témoins aujourd’hui. Plus loin encore dans la revanche, on peut parler des orangs-outans dans Princesse Mononoké qui ne cherchent qu’à décimer les humain·e·s puisque selon eux une seule espèce peut survivre. On retrouve alors cette idée du retour de flamme.
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Dans Ponyo sur la falaise |
3. Malgré la destruction par l’homme, une nature qui reprend ses droits ?
Après avoir montré, à travers une analyse cinématographique, comment les humain·e·s peuvent détruire l’environnement et comment la nature peut à son tour montrer sa puissance et ainsi concrétiser les peurs de ce premier, nous allons étudier la morale de Miyazaki, son écologisme. Il semble important de se demander dans quelle mesure la nature reprend ses droits dans les films du studio en écho avec la vision écologiste du réalisateur. Ce dernier, malgré un refus d’affiliation aux partis politiques écologiques, montre son engagement avec par exemple le projet d’extension du parc thématique sur les films du studio Ghibli qui devrait se réaliser, sur son exigence, sans couper aucun arbre. Cette condamnation de la dévastation humaine se retrouve dans le film Le Château dans le Ciel, dans lequel Miyazaki décrit une civilisation humaine où la nature aurait repris ses droits. Un autre exemple serait le combat des Tanuki dans le film Pompoko qui servent de métaphore à la lutte que mènent Miyazaki et Takahata. Ces préoccupations environnementales comme le souhait de préserver la nature dans Mon voisin Totoro font écho à la culture nippone, à l’importance qui est donnée aux forêts par exemple. Les terres post apocalyptiques de certains films par ailleurs renvoient aux villes comme Tchernobyl ou Fukushima où la nature reprend ses marques peu à peu. Un « monde d’après » serait donc envisageable.
Cette reprise de droits des espèces animales est d’autant plus marquante au vu du contexte sanitaire. En effet, des mécanismes d'adaptation pour survivre à l’étalement des sociétés humaines semblent se développer de jour en jour. En avril 2020, à seulement 20 kilomètres de Paris, dans la commune de Boissy-Saint-Léger, des cerfs ont été aperçus se promenant. Zask Joëlle, dans son ouvrage Zoocities, Des animaux sauvages dans la ville, remarque cette présence de plus en plus marquée des animaux dans les villes. En effet, ceux-ci semblent trouver refuge dans le paysage urbain à cause du dérèglement climatique. L’auteure procède donc à la redéfinition du terme « ville » comme la frontière avec le sauvage qu’elle définit comme « ce qui n'était pas prévu ». Ainsi, des solutions sont proposées pour permettre une cohabitation entre cette nature toujours plus présente dans les villes et ce paysage urbain. Zask exprime l’idée qu’il ne faut pas assigner une place à ces espèces mais plutôt être à l’écoute et repenser l’aménagement des villes autour d’elles. Néanmoins, dans les films du studio Ghibli, chaque adaptation des animaux à l’industrialisation humaine semble se réaliser sous la contrainte de cette dernière comme par exemple les Tanukis qui, se retrouvant sans territoires, sont contraints de vivre en tant qu’êtres humains.
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Photographie des cerfs se promenant dans une rue de Boissy-Saint-Léger
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Enfin, la nature reprend ses droits grâce à la mise en place de législation en faveur de celle-ci et des efforts environnementaux grandissants. En 1978, la Déclaration Universelle des Droits de l’Animal a été adoptée par la Ligue internationale des droits de l’animal. Ce texte n’a néanmoins aucune portée juridique et seulement quelques pays comme la Suisse, l’Inde ou le Brésil ont inscrit la protection de ces êtres dans leur Constitution. A l’échelle nationale, plusieurs initiatives ont été prises comme la ratification d’une loi pour le bien-être animal au Japon en 1973. En érigeant en crime le fait de tuer ou blesser un animal, la loi a permis de diminuer par exemple le taux d’animaux euthanasiés de 1.2 million en 1974 à 83 000 en 2015 (données du ministère de l’environnement). En 2016, cette loi a été a été révisée en inscrivant l’obligation de prise en charge à vie de l’animal. On peut aussi noter le travail des associations avec la mise en place de nombreuses campagnes de sensibilisation contre l’abandon et d’autres d’incitation à se rendre dans des refuges pour adopter. Une preuve de leur efficacité est l’augmentation du taux de chats et chiens adoptés dans ces installations qui est passé de 2% à 39% entre 2014 et 2015. Ainsi, la nature - et plus particulièrement les bêtes et bestioles - semble prendre une place de plus en plus importante dans la vie quotidienne, faisant écho aux revendications écologiques toujours plus croissantes dans notre société.
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Miyazaki Hayao, Ponyo sur la falaise (崖の上のポニョ), Studio Ghibli, 2008.
Miyazaki Hayao, Nausicaä de la Vallée du Vent (風の谷のナウシカ), Studio Topcraft, 1984.
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