Partie 1. Les conditions d’apparition dans l’Égypte ancienne de l’intégration de l’animal dans l’univers des croyances aboutissant à l’existence d’un panthéon animal

Photographie prise pas Philippe Huet, l'Animal dans l'Égypte ancienne, 2013

Le panthéon animal demeure, aujourd’hui encore, un des éléments caractéristiques de la civilisation égyptienne : il résulte de l’intégration progressive de l’animal dans l’univers des croyances. Ce phénomène s’explique par certaines conditions propices, ayant permis l’institution d’un lien de proximité des Égyptien•ne•s avec l’animal d’une part dans les divers aspects de leur quotidien, de sorte que celui-ci est devenu omniprésent et d’autre part par la vision particulière du monde que les habitants de la vallée du Nil avaient adoptée. 


A.    Les premiers liens entre Égyptien•ne•s et animaux : la quasi-omniprésence animale

 

Hérodote avait remarqué l’habitude du peuple égyptien de vivre avec les animaux alors que, disait-il, les autres hommes vivaient séparés d’eux[1]. À partir des représentations que l’on retrouve sur les vestiges archéologiques, on observe que l’humain et l’animal ont entretenu, en Égypte Antique, des relations diverses, de telle sorte que l’animal occupa peu à peu les différents aspects du quotidien. Outre les plus attendues, tenant à l’utilité procurée par l’animal sur le plan de la subsistance, la particularité de la relation humains-animaux s’est révélée progressivement, parce que les premiers ont conféré aux seconds une dimension symbolique. Ainsi, au fur et à mesure que les croyances égyptiennes se sont développées, au fil de l’appréhension de leur environnement et au-delà de la stricte nécessité de survivre, les rapports entre l’humain et l’animal ont évolué. 


L’animal a tout d’abord été chassé dans les savanes ou pêché dans les oueds du désert ou les eaux du Nil. Les Égyptien•ne•s chassaient les animaux qui s’en prenaient à leurs champs ou à leur bétail, comme le crocodile, mais aussi ceux qui pouvaient être utilisés pour la nourriture ou pour l’habillement, tels que les félins.


Philippe Huet, l'Animal dans l'Égypte ancienne, 2013


Peu à peu, les Égyptien•ne•s se sont mis à élever certains animaux, en commençant par les bovins, puis les porcs, les chevaux, les poules et les coqs mais aussi les abeilles pour leur miel exploité dans de multiples domaines, que ce soit en cuisine ou en médecine. Il est intéressant de constater que les animaux qu’ils ont choisis pour l’élevage sont sensiblement les mêmes qu’aujourd’hui. Bien entendu, les Égyptien•ne•s avaient compris l’intérêt de l’élevage en termes de sécurité alimentaire et de gestion des ressources, et l’avantage que cette activité présente sur la chasse. 


Philippe Huet, l'Animal dans l'Égypte ancienne, 2013

Suite à cela, quelques bêtes sont devenues des animaux de compagnie. Certains pouvaient être utiles aux habitants d’une maison, comme le chat qui éliminait les rongeurs ou d’autres plutôt agressifs tels que les babouins, pour protéger des voleurs.

Cette nouvelle forme de relation entre l’humain et l’animal qui dénote d’une proximité bien plus étroite, est aussi la marque d’une relation de confiance, fondée sur un rapport d’utilité réciproque qui va s’installer durablement. Bien entendu, là aussi, il faut remarquer l’élection de certains animaux par rapport à d’autres pour des raisons évidentes liées à la spécificité du statut d’animal de compagnie. Toujours est-il que les animaux domestiques que nous connaissons, à commencer par exemple par le chat, sont les héritiers de cette domestication, ce que confirme une récente étude conduite sur le sujet à l’Institut Jacques Monod[2].

D’autres animaux étaient en outre élevés au statut d’emblèmes royaux et accompagnaient le roi dans les représentations, notamment le lion du fait de la puissance qui lui est – aujourd’hui encore – attribuée. C’est là une première manifestation d’une dimension symbolique et représentative accordée à l’animal. L’animal dépasse alors véritablement son statut de complément de l’humain, sa seule utilité, pour devenir un attribut de l’homme, du fait et en fonction des caractéristiques et aptitudes qu’il présente ou qui lui sont prêtées. Il y a donc une forme primitive d’identification de l’humain à l’animal, une fonction d’évocation. 

Ainsi les Égyptien•ne•s ont figuré de nombreuses scènes de chasse, comme par exemple Ramsès III chassant un buffle dans les marais du Nil, qui demeurent des témoignages précieux de leurs usages en la matière, et révèlent comme il a été dit supra que la chasse avait une vocation principalement nourricière. Ces représentations nous permettent également d’observer que la mise en scène de la chasse donnait au pharaon la possibilité de mettre en avant sa puissance et, sans doute, de montrer sa prouesse guerrière et sa capacité à subvenir aux besoins, notamment alimentaires, de la population sur laquelle il régnait. Comme pour d’autres monarques après lui, ces scènes de chasse démontrent un enjeu symbolique de la représentation de l’animal, ici dans sa relation avec l’être humain. 


C'est ainsi que les premières associations entre l’humain et l’animal ont eu lieu, aboutissant à l’affectation d’une valeur symbolique à certains animaux. Son attribution s’est établie selon les résultats des observations qu’ont pu faire les Égyptien•ne•s sur les différentes espèces, à mesure qu’ils les côtoyaient, leurs caractéristiques éthologiques, et les conclusions qu’ils en ont tirées sur leur valeur et leur importance, non seulement utilitaire mais également sur le plan imaginaire. La mise en place de ces différents rapports qui expriment un degré croissant d’intégration, a permis à l’animal d’occuper une place de plus en plus importante dans la vie quotidienne de ce peuple, et de remplir progressivement des fonctions plus abstraites, dépassant la seule finalité de subsistance.

 

Par leur grande présence dans la civilisation antique, les animaux sont même entrés dans le langage égyptien. En effet, les Égyptien•ne•s ont donné une grande place à l’animal dans leur écriture, ce qui est une spécificité notable. Celle-ci, basée sur des représentations d’origines diverses, appelées hiéroglyphes, est apparue il y a environ 5000 ans. On retrouve parmi ces hiéroglyphes des parties du corps, des plantes, des objets du quotidien et d’autres éléments encore. Mais une grande partie de ces symboles est d’origine animale. Selon Philippe et Marie Huet, dans leur ouvrage L’animal dans l’Égypte ancienne, un hiéroglyphe sur quatre proviendrait du monde animal[3].


Philippe Huet, l'Animal dans l'Égypte ancienne, 2013

Chaque animal pouvait être représenté pour faire référence à lui-même – on parle dans ce cas d’idéogramme –, ou bien pouvait faire référence à une idée, à un son, à un concept ou à une action qui lui a été associée – on parle alors de phonogramme. Par exemple, le hiéroglyphe du scarabée bousier pouvait le représenter ou pouvait faire référence au fait d’apparaître ou encore de se transformer, car, en poussant tous les jours sa boule d’argile et d’excréments, il était aussi le symbole du lever quotidien du soleil et de la renaissance. 

Remplissant ces fonctions alternatives, l’animal est très rapidement devenu omniprésent dans l’écriture, cette dernière étant un support fondamental de la culture et de la transmission des connaissances. Il l’a conséquemment aussi été dans l’art, car ces hiéroglyphes se trouvent sur les vestiges de toute époque de l’Égypte ancienne, notamment dans les tombeaux royaux et sur les grands édifices. 

Malheureusement, la signification de certains symboles demeure toujours inconnue tout comme l’association des sons et des concepts à tel ou tel animal. On voit ici que le savoir dont nous disposons sur cette civilisation et son lien avec les animaux n’est pas absolu et qu’il peut être remis en question et évoluer avec de nouvelles découvertes.

Il n’en demeure pas moins que la présence de l’animal dans l’écriture révèle un degré d’intégration important de celui-ci, y compris dans cet aspect si essentiel de la communication, et par là, de la construction de la civilisation et de l’identité de ce peuple, qui mérite d’être souligné. C’est une nouvelle fois une fonction symbolique, au sens strict du terme puisque l’écriture est constituée d’un ensemble de symboles qui peuvent être attribués à tel ou tel animal.

Dans le prolongement de ce qui vient d’être exposé, l’usage par les Egyptien•ne•s de représentations d’animaux à titre d'emblèmes identifiant un clan, matérialisés notamment par des enceintes de villages surmontés d’animaux, et de noms d’animaux pour désigner la plupart de leurs circonscriptions administratives, est significatif. En effet, la communauté humaine, en s’organisant territorialement autour de dénominations animales, construit des institutions en relation directe avec ceux-ci. Bien entendu, de tels choix participent de la construction de l’identité de ce peuple et manifestent durablement leur vision particulière du monde. 

 

B.    Une vision particulière du monde sur laquelle repose le lien humain-animal

                                     

Lorsque l’Égypte apparaît au début du III millénaire, sa religion semble déjà exister depuis longtemps, avec ses lieux de cultes et ses rites dédiés à des dieux qui vont durer pendant des millénaires. Les Égyptien•ne•s ont toujours cru à l’existence de divinités, créatrices du monde et des êtres humains. Pour la plupart des habitants de la vallée du Nil, la divinité qui a donné forme à l’univers est Atoum. « Il s’est créé lui-même. De ses larmes, de sa salive ou de sa sueur sont nés tous les êtres vivants, dont les animaux, qui sont donc susceptibles de détenir une parcelle de la divinité »[4]. Ce récit mythique de la création du monde est l’une des principales causes de l’étroite relation entre animaux et Égyptien•ne•s, et il montre que les animaux sont le réceptacle de la puissance divine. Ainsi, sans être des dieux, ils sont une des manifestations de la création du divin, au même titre que les humains. Tous sont porteurs d’un élément divin. Cette conception, se rapprochant par certains aspects de celle adoptée par les religions monothéistes que nous connaissons, se distingue donc bien de la zoolâtrie, qui consiste à vénérer les animaux, en tant que tels. 


Figurine de Thot à tête d’ibis, Faïence silicieuse, Basse époque (664 – 332 av. J.-C.)
Musée du Louvre, Paris (Cliché RMN-GP, Christian Decamps).


Selon les croyances en Égypte, le démiurge avait engendré toutes les créatures à son image, humains, animaux comme végétaux. L’ordre animal, l’ordre végétal, l’ordre minéral étaient à égalité, sans aucune hiérarchie entre eux. En Égypte pharaonique, les animaux ne sont pas une espèce inférieure à l’être humain ; ils ne sont pas non plus des dieux, mais ils peuvent entretenir avec le monde divin des relations privilégiées. Et, de fait, de nombreuses divinités égyptiennes ont pris l’aspect d’animaux, sous des formes hybrides humain-animal, ou simplement animales. Pour le peuple égyptien la valeur de la représentation était magique : représenter un sujet équivalait à le faire venir à l’existence, et l’art, dans la sculpture, la peinture, le dessin, les arts mobiliers, témoigne de cette fascination pour les formes animales, présente y compris dans l’écriture où, nous l’avons vu, plus d’un quart des signes hiéroglyphiques représentent des animaux. « En d’autres termes, en Égypte, il n’y a pas de relation exclusive entre dieux et hommes dans le domaine de l’image, et il n’est pas conçu comme réducteur de donner à la divinité une ou des forme(s) animale(s), ni une forme hybride. (...) En même temps, un tel emprunt au monde animal démontre qu’il n’y a pas réellement de barrières dans le domaine du vivant et qu’hommes et animaux sont susceptibles, au même titre et souvent ensemble, d’être le support du divin. »[5]. Il y a bien sûr là une grande différence avec les religions monothéistes qui ont banni les représentations animales, comme idolâtres : ainsi du Veau d’or que le peuple d’Israël adore pendant la retraite de Moïse pour recevoir les tables de la Loi. Il convient encore de préciser que les cultes, pluriels, varient selon les époques et les régions. Ainsi, notre étude qui envisage une large période historique sur un vaste territoire se limite, par souci de clarté, à en envisager les traits les plus caractéristiques, les croyances et pratiques majoritaires ou les plus communément répandues, et, en conséquence, ne prétend pas être exhaustive.


Même s’ils ont des points de convergence, le concept de divin adopté par les Égyptien•ne•s diffère sensiblement du nôtre. Cela explique pourquoi il ne nous est pas toujours aisé de l’appréhender et c’est la raison pour laquelle il n’a pas toujours été compris. Ainsi par exemple, aux yeux des Romains, la religion égyptienne était inconcevable. Juvénal s’en gausse lorsqu’il écrit dans l’une de ses satires : « Tout le monde sait, ô Volusius de Bithynie, que les dévots d’Égypte sont des fous, adorateurs de monstres, […] Une ville entière vénère les chats, une autre un poisson du Nil ou un chien, mais personne ne vénère Diane »[6]. Toutefois, on le voit, la religion des Égyptien•ne•s obéissait à une certaine logique même si celle-ci échappait, semble-t-il, à Juvénal.  


Après avoir rempli une fonction première liée à la subsistance, les animaux gagnent une valeur symbolique et la relation qui se tisse entre humains et animaux place ces derniers au centre même de la compréhension du monde des premiers, et, en conséquence influence l’organisation concrète de leurs cultes et de leurs rites, et jusqu’à l’organisation même de leur société.



[1] Dunand, R. Lichtenberg, avec la collaboration d’A. Charron, Des animaux et des hommes, une symbiose égyptienne, Monaco, Éditions du Rocher, 2005

[2] Étude d’Éva-Maria Geigl, Directrice de recherche au CNRS, documentaire Comment le chat a conquis le monde ?, ARTE.

[3] Huet Philippe et Huet Marie, 2013, L’animal dans l’Égypte ancienne, Hesse.

[4] Xavier Dectot (dir.), Des animaux et des pharaons : le règne animal dans l’Égypte ancienne, Dossier pédagogique, Musée du Louvre-Lens, 2014, p.18.

[5] Nadine Guilhou, « Entre hommes et dieux : le statut de l’animal et la notion d’hybride dans l’Égypte ancienne », in Marianne Besseyre, Pierre-Yves Le Pogam et Florian Meunier (dir.), L’animal symbole, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2019, p. 228.

[6] Juvénal, 15ème satire, vers 1 à 10, in  Xavier Dectot (dir.), op.cit., p.18.


Bibliographie


                Étude d’Éva-Maria Geigl, Directrice de recherche au CNRS, documentaire Comment le chat a conquis le monde ?, ARTE.
             Françoise Dunand, Roger Lichtenberg, avec la collaboration d’Alain Charron, Des animaux et des hommes, une symbiose égyptienne, Éditions du Rocher, 2005.
             Huet Philippe et Huet Marie, L’animal dans l’Égypte ancienne, Hesse, 
2013.
             Nadine Guilhou, « Entre hommes et dieux : le statut de l’animal et la notion d’hybride dans l’Égypte ancienne », in Marianne Besseyre, Pierre-Yves Le Pogam et Florian Meunier (dir.), L’animal symbole, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2019.
             Xavier Dectot (dir.), Des animaux et des pharaons : le règne animal dans l’Égypte ancienne, Dossier pédagogique, Musée du Louvre-Lens, 2014.

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