Partie I- La biologisation comme justification de la domination chez les humains : les systèmes de domination humains et les fourmis esclavagistes

Fourmis esclavagistes préparant un assaut (lemonde.fr) 


A.    Un modèle semblable : une subordination d’un groupe par rapport à un autre

 


Fourmis esclavagiste (Une fourmi ninja esclavagiste identifiée aux Etats-Unis (europe1.fr))

            Les entomologistes imaginent depuis longtemps que certaines espèces de fourmis forment des sociétés très organisées et unies, et qui comptent des millions d'individus. L’entomologiste et professeur à l’Université de Lausanne Laurent Keller a mené une étude pour confirmer ces soupçons que les chercheurs avaient depuis des décennies (Sanchez, 2008). Pour ce faire, il a développé une nouvelle technique d’observation de fourmis à partir de l’identification par un code-barre des insectes filmés par une caméra infrarouge. Cette nouvelle méthode a permis d’étudier avec grande précision la répartition des tâches chez les fourmis qui, lorsqu’elles sont mises dans un nouvel espace, organisent instinctivement le territoire en sections définies et attribuées à certaines tâches. Les sections de territoire sont instantanément associées à des rôles qu’incarnent ces fourmis. Mais au-delà de ce sens pointu de l’organisation, les fourmis présentent des comportements complexes autres, tels que la gestion des déchets, l'élevage des pucerons, ou encore la guerre sous forme d’armées totalement constituées (si vous ne les avez pas encore vu, n’hésitez pas à regarder 1001 Pattes et Fourmiz, deux films d'animation qui schématisent de façon amusante et pédagogique l’organisation des colonies de fourmis !). L’organisation de la civilisation humaine, en ce sens, ressemble peut-être davantage aux modèles de sociétés myrmécéennes qu'à ses plus proches parents vivants, les grands singes, qui vivent en groupes beaucoup plus restreints.

 

            L’organisation d’une fourmilière peut effectivement faire penser à la société humaine, du moins telle qu’elle a été perçue par certains penseurs. En effet, on constate une forte hiérarchisation dans les sociétés myrmécéennes et presqu’un assujettissement des classes inférieures, dominées par les classes supérieures. Les fourmis ouvrières sont au service des classes supérieures et cela n’est sans évoquer les théories marxistes au sujet de l’aliénation de l’homme et l’exploitation des classes ouvrières par le capitalisme. Ce parallèle entre la conception marxiste de la société humaine et l’organisation des tribus de fourmis ne pourrait-il pas nous laisser imaginer une possible révolte finale de ces fourmis exploitées ? Notons tout de même les propos de Gérard Mauger au sujet de cette domination (Mauger, 2012). En s’appuyant sur les Méditations Pascaliennes de Bourdieu, il explique que ces révoltes tant attendues n’ont pas lieu du fait de l’intégration de cette domination comme norme. Les dominés se sentiraient, d’une certaine façon, à leur place et ne chercheraient pas réellement à se révolter contre ce qu’ils considèrent comme étant le cours des choses. Cette réflexion peut être tout à fait intéressante dans le cas des fourmis du fait qu’elles s’attribuent certaines tâches presqu’instinctivement, comme nous l’avons vu plus tôt. L’attribution des tâches lors de la répartition d’un espace ne dépend pas de la spécificité propre de la fourmi individuelle mais de ce qui semble être un réflexe. Les rôles sont attribués dès la découverte du territoire sans aucune procédure proche d’une quelconque concertation. Certaines fourmis sont alors ouvrières d’office et cela serait, pour ces dernières, une composante de l’ordre naturel des choses. Cette organisation pourrait relever, si elle était transposée à la société humaine, du régime autoritaire. Mais qu’il s’agisse de meurtre, torture ou d’incarcération, les mesures qui caractérisent les régimes répressifs ne sont pas propres aux sociétés humaines. Les insectes sociaux, que ce soit les abeilles, le guêpes ou surtout les fourmis, ont mis au point la police d’Etat bien avant les êtres humains (Whitfield, 2003). Dans les colonies de fourmis, l’une des formes de la hiérarchie sociale repose sur le contrôle de la reproduction : les travailleuses renoncent à se reproduire pour élever la progéniture de la reine.

 



B.    Des rapports de subordination/domination fondés sur des mécanismes communs...

 

            Les batailles entre fourmis présentent d'étonnantes similitudes avec certaines opérations militaires humaines. En fonction des enjeux, ces insectes adaptent leur stratégie à l'ennemi : comme pour l'humain, la guerre implique une étonnante variété de choix tactiques quant aux modes d'attaque et aux décisions stratégiques déterminant où et quand livrer bataille (Herzberg, 2018). En général, un éclaireur s’approche d’abord afin de compter les ennemis et d’évaluer leur force avant de retourner parmi les siens recruter des soldats. La colonie se forme en véritable armée et une fois sur la zone, elle lance l’assaut. A chaque observation, les chercheurs assistent à un combat terriblement inégal où les défenseurs sont décimés - sans toutefois que les assaillants soient épargnés. La bataille achevée, ces derniers ont ramené au camp les blessés susceptibles d’être sauvés (ainsi que les œufs, larves et nymphes volés). S’en suit alors une procédure à visée médicale : les fourmis blessées sont méticuleusement soignées et nombre d’entre elles sont rapidement de nouveau en état de combattre. Dès le lendemain, les batailles reprennent. Cet affrontement entre insectes nous mène à évoquer le terme de chasse et à construire notre réflexion sur un modèle d’affrontement proies/prédateurs. Toutefois, il est difficile de ne pas y voir un semblant de guerre telle que nous la connaissons tant la stratégie mise en place, la précision de l’organisation et la rigueur dans l’application des consignes paraissent relever du domaine militaire.

 

Des Polyergus lucidus au retour d'un raid contre des Formica incerta (Fourmi esclavagiste — Wikipédia (wikipedia.org)

 

            L’entomologiste Susanne Foitzik explique dans ses thèses que divers comportements de défense ont été observés dans les colonies subissant les assauts (Bellanger, 2009). En effet, elle constate une reconnaissance de l'ennemi, une élimination de la fourmi esclavagiste envoyée en éclaireur avant qu'elle ne prévienne le gros des troupes ou encore une fuite organisée en emportant la descendance : « Une première ligne de défense est donc souvent mise en place pour limiter la prédation ». Mais une fois œufs, larves et nymphes volés, la progéniture poursuit sa maturation dans le nid du parasite. Une fois adultes, les ouvrières esclaves assurent, jusqu'à leur mort, le fonctionnement de la colonie esclavagiste et ce sans que leur maître n’ait besoin d’intervenir. « Classiquement, les ouvrières esclaves se comportent dans le nid du parasite comme elles le feraient dans leur propre nid, car le comportement d'appartenance à une colonie relève d'un phénomène d'empreinte, un processus précoce et bref d'imprégnation qui marque la fourmi pour la vie », explique Luc Passera (Université Paul-Sabatier, Toulouse). Dès lors, il a longtemps été admis que toute rébellion était vaine. En effet, la désertion et le retour de l'esclave dans sa colonie d'origine sont très peu probables. Ayant été enlevée alors qu’elle était immature, la fourmi est incapable d’identifier son origine et provenance. Elle ne saurait reconnaître sa colonie initiale. En ce sens, cette intégration à leur nouveau milieu semble suivre le même récit que pour les humains. « Eduquées » au sein de la colonie des esclavagistes, les esclaves ont totalement intégré leur rôle et devoirs et semblent appréhender leur quotidien comme le cours des choses.

 



C.    …mais des objectifs totalement différents : l’absence idéologique chez les fourmis

 

            Les objectifs peuvent apparaître similaires dans les révoltes humaines et celles des fourmis. Humains et fourmis combattent leurs ennemis pour des motifs communs, notamment le territoire, la nourriture et même le travail : ainsi, les fourmis transforment en esclaves certains de leurs adversaires (Moffett, 2012). Mais via le combat, les fourmis construisent tout un système hiérarchique nécessaire à leur vie en colonie : sur le principe de la loi du plus fort, une série de combats permet d'établir une nouvelle structure hiérarchique. Chez la fourmi Indienne sauteuse, les fourmis dominantes ainsi déterminées deviennent alors les gamergates, capables de se reproduire et de pondre des œufs (une modification physiologique réactive leur capacité d'être fécondée) et cela leur confère le droit de diriger, de façon transitoire, la colonie jusqu'à l'émergence d'une véritable reine pondeuse. Mais en réalité, d’après les travaux du chercheur américain Dr. Clint Penick et de son équipe, cette forme de hiérarchie intermédiaire n'est pas aussi simple qu’il n’y paraît (Sasaki et al., 2016). Suivant les modalités de combats, plusieurs régimes de domination sont possibles. Il y a trois modes de combat : une morsure létale, d’un comportement très dominant ; le maintien au sol, qui empêche une autre fourmi de combattre et le duel d'antennes où les deux fourmis se battent de façon équitable sans causer de dégâts mortels. Ensuite, différents types de structure hiérarchique en découlent : selon le type de combat, les gamergates dirigent la colonie selon une hiérarchie linéaire. Enfin, les duels d'antennes s’ajoutent au reste et c'est une structure de domination partagée (presque démocratique) qui s'installe, avec un groupe de dominants menant chacun équitablement le reste de la colonie (Gouty, 2016). Une complexité qui n'est donc pas l'apanage des sociétés humaines mais bien des colonies animales – ou animaux sociaux.

 

          Aussi, le recours à l’esclavagisme chez certaines espèces de fourmis s’explique par leur incapacité à survivre seules et donc à la nécessité d’être assistées. Plusieurs dizaines d'espèces de fourmis sont incapables comportementalement d'élever leur progéniture - voire de se nourrir - sans avoir recours à une horde de serviteurs zélés (Bellanger, 2009). Pour se procurer cette main-d'œuvre indispensable, les fourmis se font donc esclavagistes en réalisant la seule chose pour laquelle elles sont vraiment adaptées : des raids contre les colonies d'autres espèces de fourmis afin de leur dérober œufs, larves et nymphes. Ainsi, l’objectif de domination évoqué précédemment peut parfois être le signe de leur propre faiblesse et de leur nécessité de renforcer les effectifs de leurs colonies. Ces agissements sont guidés et dictés par l’instinct, ce comportement concernant une espèce précise de fourmis et n’étant donc pas un choix délibéré du groupe. On ne peut pas parler de choix d’agir de la sorte, ni même de conscience du geste, ce qui marque une première différence nette avec la société humaine.

 

            Par ailleurs, on ne peut pas parler d’idéologie chez les fourmis, alors qu’elle constitue le principal moteur de la domination humaine. Contrairement aux colonies de fourmis, il est difficile d’affirmer que les comportements humains soient guidés par l’instinct seul. En effet, l’homme a conscience de son individualité qu’il différencie de son rôle au sein d’une société, ce dernier étant généralement choisi – ou donnant l’illusion de l’être. Ceci marque une différence avec les groupes animaux et, dans notre cas, les colonies de fourmis puisque ces dernières ne peuvent prétendre à une quelconque idéologie. Chez l’humain, la révolte, la violence ou la guerre sont souvent fondées sur des idées directrices ou sur la base de la conscience, l’objectif étant très souvent la recherche du bien. Lors des guerres de Religion du XVIème siècle, par exemple, les catholiques tant que les protestants étaient foncièrement convaincus du fait que leur croyance était la « bonne ». De la même façon, ce même désir d’imposer une conviction supposée créer un meilleur monde a été le fondement de la seconde guerre mondiale. Les nombreux évènements au cours de l’histoire où les humains en ont dominé d’autres avec, pour seule motivation, leur conception personnelle de ce qui était juste, prouvent le fait que l’idéologie est le moteur principal de la domination humaine. Cette importance de l’idéologie au détriment d’une remise en question mène à des comportements inadmissibles, faussement justifiés par la science, comme le darwinisme social. A ce sujet, Patrick Tort explique dans La Seconde révolution darwinienne que la science est une façon d’accéder à la vérité tandis que l’idéologie est un simulacre de la science. Aucune idéologie ne peut naître de la science, bien qu’elle la « sollicite pour lui fournir des énoncés, des fragments de logique […] » (Tort, 2002, 132). Elles ne doivent pas être considérées comme consubstantielles. La sociobiologie - dans le cas de la réflexion au sujet du darwinisme social - réduit les connaissances effectives de la théorie scientifique en vulgarisant et adaptant à son discours. « Dans la science, l’histoire annule la structure [et apporte ainsi un renouveau]. Dans l’idéologie, la structure annule l’histoire ». Cette citation montre très clairement que, pour Tort, l’idéologie est contraire à la factualité historique et qu’elle nuit grandement à l’existence d’une véritable histoire de la science. Il trouve cette histoire de la science nécessaire à un apprentissage réel de cette dernière en en percevant toutes les facettes.

 

 



Bellanger Boris, 2009, « L’incroyable révolte des fourmis esclaves »,. Science & VieAdresse : https://www.science-et-vie.com/archives/l-incroyable-revolte-des-fourmis-esclaves-14115

Gouty, 2016, « Tyrannie ou démocratie ? La hiérarchie n’est pas simple non plus chez les fourmis »,. Sciences et Avenir. Adresse : https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/insectes/tyrannie-ou-democratie-la-hierarchie-n-est-pas-simple-non-plus-chez-les-fourmis_103266

Herzberg Nathaniel, 2018, « Les fourmis, redoutables stratèges militaires »,. Le Monde.fr. Adresse : https://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/03/12/les-fourmis-redoutables-strateges-militaires_5269745_1650684.html

Mauger Gérard, 2012, « Sur la domination »,. Savoir/Agir, vol. n° 19, n° 1, p. 11‑16.

Moffett Mark, 2012, « Les fourmis et l’art de la guerre »,. Pour la Science. Adresse : https://www.pourlascience.fr/sd/ethologie/les-fourmis-et-lart-de-la-guerre-6734.php

Sanchez Léopold, 2008, « Fourmis, une pour toutes... »,. LEFIGARO. Adresse : https://www.lefigaro.fr/lefigaromagazine/2008/12/06/01006-20081206ARTFIG00283--une-pour-toutes-.php

Sasaki Takao et al., 2016, « A Simple Behavioral Model Predicts the Emergence of Complex Animal Hierarchies »,. The American Naturalist, vol. 187, n° 6, p. 765‑775.

Tort Patrick, 2002, La seconde révolution darwinienne. Biologie évolutive et théorie de la civilisation

Whitfield John, 2003, « ENTOMOLOGIE. Oui, il existe des insectes anarchistes »,. Courrier international. Adresse : https://www.courrierinternational.com/article/2002/06/13/oui-il-existe-des-insectes-anarchistes

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