I. La Peste de Justinien du VIème siècle : commerce et guerre comme investigateur de la propagation

 La peste au temps de Justinien



I. La Peste de Justinien du VIème siècle : commerce et guerre comme investigateur de la propagation 


  • A) Le contexte historique et géographique de la peste met en évidence le rôle de l’homme dans la propagation.


La peste de Justinien touche Byzance, l’Empire Perse Sassanides (de l’Irak à l’Inde) les premiers califats musulmans (Bagdad et Cordoue) à partir VIIe siècle ainsi que l’Europe de l’Ouest méditerranéenne (Espagne-rhône-Italie) et l’Afrique du Nord. Soit tout le pourtour méditerranéen.  On estime aujourd'hui que le nombre de pertes humaines liées à la peste serait entre 50 et 100 millions et la moitié environ des personnes touchées auraient résidées dans l’empire romain.  

La peste de Justinien est repérée, selon les écrits de Procope de Césarée, pour la première fois en 541 à Péluse (à l’Est du delta du Nil) pendant la deuxième partie du règne de l'Empereur Justinien, qui lui-même atteint en réchappa avant de mourir en 565 (d’où l'appellation de peste de Justinien). Cette épidémie qui s’étend sur plusieurs siècles (VIe-Xe siècle) atteint son apogée 592. La ville de Constantinople quant à elle est touchée à partir de 542. En effet au printemps 542 le chroniqueur byzantin Procope de Césarée rapporte que lors de sa première irruption dans la ville la peste tuait environ 10000 personnes par jour, elle ravagea Constantinople pendant plus de quatre mois. Même si les chiffres évoqués par Procope de Césarée et les autres chroniqueurs de l’histoire semblent être amplifiés, notamment à cause du contexte qui augmente le nombre de décès, les preuves archéologiques permettent de penser que les différentes vagues de peste (du VIe au VIIIe siècle) eurent pour les habitants de l’empire byzantin un impact très important sur toute la société, comparable aux conséquences de la Peste Noire du Moyen-Âge tardif. Ainsi, les textes de l’époque estiment qu' un tiers de la population byzantine fut touchée par la pandémie tandis qu'aujourd'hui, les estimations seraient plus proches d’un quart de la population. Cette différence sensible peut s’expliquer par l’impact du contexte historique sur la mortalité. D’abord, comme nous le verrons, la Peste de Justinien se propage en temps de guerre. Ensuite, la maladie ne se contente pas simplement d’affecter les hommes mais touche aussi le bétail ce qui provoque des famines et met à mal l’organisation économique et commerciale de l’Empire Byzantin mais aussi des autres royaumes touchés par la peste. De plus, ces famines sont renforcées par un important refroidissement climatique à partir de 536 ainsi que par de nombreuses catastrophes naturelles comme le séisme d’Antioche (526) ou encore l’inondation de Constantinople en 560. En plus de cela, Procope de Césarée (chroniqueur byzantin) explique qu'à partir de 536, pendant 18 mois, le soleil n'a produit qu’une très faible lumière, cachée par un épais brouillard de cendre probablement issu de l’éruption du krakatoa. Sur l’agriculture, cette catastrophe a dû avoir des conséquences considérables. Donc les estimations des pertes démographiques de l’époque sont faussées et amplifiées à cause du contexte historique légèrement antérieur et contemporain au développement de la pandémie dans la deuxième moitié du VIe siècle. L’Empire Byzantin est donc extrêmement fragilisé, le déclin démographique se traduit (et peut être estimé grâce à) par une baisse des rentrées fiscales pendant la seconde partie du règne de Justinien. Ainsi entre 542 et 560, l’empire Byzantin passe de 26 à environ moins de 20 millions d’habitants. Cette perte démographique immense, liée au contexte climatique, économique, guerrier et surtout à la peste peut s’expliquer par un autre point contextuel important : l’essor de l’urbanisation. Au début du Ve siècle, la concentration des populations dans les villes n’a jamais été aussi forte, et les conditions de vie sont déplorables ou alors favorables au développement des rats ainsi qu'à la propagation de l’épidémie. Par exemple, les bains sont publics, les eaux usées ne sont pas traitées et les égouts stagnent sous les villes favorisant, avec l’essor des greniers à blé, la prolifération des rats. L’épidémie provoque donc une tendance au dépeuplement des villes ce qui engendre l’existence d’un nouveau type d’unité urbaine, entre le village et la grande ville cosmopolite, ce qui va renforcer les comportements communautaires et xénophobes. La peste de Justinien prend place dans un contexte d’essor commercial autour de la Méditerranée. Même si l’unité de l’Empire romain est limitée à la partie orientale depuis 476, l’épidémie de Peste arrive en Méditerranée pendant les reconquêtes de l’Empire Romain d’Occident par Justinien (540-560) et y met un coup d’arrêt. Justinien conserve l’Italie mais doit néanmoins subir les incursions récurrentes des Lombards au Nord. Ainsi, des déplacements de populations (civiles et militaires) et des déplacements commerciaux (vivres esclaves) sont nombreux en Italie, Afrique du Nord et Espagne ce qui favorise l’expansion de l’épidémie pas seulement au sein de l’Empire Byzantin (depuis le Nord de l’Italie elle se propagera en bavière et le long du Rhône). Les terres africaines seront d’ailleurs durement touchées en 543. Au sein de l’Empire Byzantin l’épidémie se développe pendant la guerre entre Byzantin et Perse Sassanides ce qui va renforcer les pertes démographiques et affaiblir encore plus les deux empires. Ainsi, les vagues de Peste du VIe siècle, en diminuant démographiquement et donc fiscalement et militairement ces deux empires, vont faciliter les fulgurantes conquêtes arabes du VIIe siècle. Les premières vagues de la Peste de Justinien touchent Byzance à son apogée, et marque donc le début de son long déclin. Les musulmans renversent l’Empire Perse Sassanides entre 637 et 651 et commencent à attaquer l’Empire Byzantin à partir de 634 jusqu'à la chute de Constantinople à la suite de la Peste noire en 1453. En fait, l’échec de Justinien pour rétablir l’unité méditerranéenne de l’Empire peut être attribué en partie à la diminution des ressources alimentaires fiscales et démographiques qu'a entraîné la Peste. Cela permet d’expliquer aussi le peu de résistance que les byzantins ont opposé aux armées musulmanes en Syrie, Afrique du Nord (Egypte et Maghreb) et Espagne. Les conquêtes arabes font donc suite aux premières vagues de la Peste mais comme c’est une maladie endémique, entre le VIIe et le Xe siècle, les arabes vont également être confrontés au fléau. L’épidémie de peste étant endémique, elle reste virulente autour de la Méditerranée jusqu’au VIIIe siècle, ce qui fait qu’elle va impacter également les sociétés arabes et musulmanes. Or, contrairement aux deux autres grandes civilisations (byzantins et Perses), les arabes n’ont été historiquement que peu confrontés à ce genre d’épidémies car le climat aride de l’Arabie n’est pas propice à leur développement. Ils ont donc pour seul exemple de réaction face à une épidémie le récit biblique de la peste d'Emmaüs, ce qui renforcera l’importance de l’interprétation religieuse de la peste. Cependant, à l’instar du monde byzantin, dans le monde musulman, les populations sont attachés à la conciliation d’explication religieuses comme rationnelles à la maladie. Or, grâce à leur conquête des territoires Sassanides, les arabes ont eu accès à leur bibliothèque (la plus réputée de l’antiquité tardive) et ont donc eu accès à d’autres exemples d’épidémies, ainsi qu'à la théorie humorale d'Hippocrate que les savants musulmans ont adoptés. 


            A cause de cette peste, l'Europe méditerranéenne est affaiblie démographiquement et économiquement désorganisée, cette période des VI-VIIIe siècle correspond à un essor commercial de l'Europe du Nord, ce qui témoigne du basculement économique du sud au nord de l’Europe. Des nouveaux liens commerciaux se créent entre la Gaule, l’Angleterre, la Scandinavie et l'Allemagne, ce qui implique un renforcement du pouvoir des rois barbares et francs qui peuvent pour la première fois tourner le dos à la Méditerranée. Ces régions d’Europe du Nord et de l’Ouest, divisées politiquement, sont relativement peu touchées par la peste et les foyers épidémiques qui s’y développent reste le long des fleuves et des voies de communications souvent héritées de l’empire romain.

Certaines hypothèses avancent même l’idée que la peste aurait facilité la conquête anglo-saxonne de l’Angleterre romaine, car ces derniers auraient eu des contacts commerciaux avec la Gaule. Cependant la présence de l’épidémie de peste justinienne en Angleterre fait encore débat parmi les historiens. Il semblerait en effet qu’elle n’ait point atteint l’Angleterre malgré l ‘évocation de sa présence par certains lettrés de l’époque comme le moine Bède le Vénérable qui établit une description au 7e siècle dans son Histoire Ecclesiastique du peuple anglais. 

Cela nous permet d’insister sur la question de la pertinence des sources contemporaines à la peste, retrace-t-ells bien sa diffusion et son origine ? Aujourd'hui en effet, les historiens afin de mieux comprendre l’épidémie peuvent  s’appuyer sur des sources contemporaines à la Peste. Par exemple, d’après le chroniqueur Byzantin Procope de Césarée (500-565) l’épidémie débute en Egypte en 541 et atteint Constantinople en 542. Il appuie sa thèse en prouvant que le premier foyer de rats en méditerranée se situe du delta du Nil au côtes syriennes. Depuis Constantinople elle se serait propagée le long des voies de commerce du bassin méditerranéen, ravageant plusieurs fois l’Italie et remontant donc le Rhône. Pour Procope, elle se propagera également jusqu’en Irlande et Angleterre au Nord. De Constantinople elle se propage aussi à l’Est ravageant Le Moyen Orient, ce qui implique que les Perses et Arabes soit aussi touchés. 

Mais, dans son ouvrage Histoire écclésiastique Évagre le Scholastique (536-594) soutient l’idée que le foyer de départ de l’épidémie serait l’Ethiopie et non l’Egypte. Elle aurait traversé l’Egypte, la Palestine et la Syrie avant d’atteindre Constantinople en 542. Il y a donc déjà à l’époque des dissensions entre les érudits sur la question de l’origine de la peste.  

A propos de l’évolution de l’épidémie en Europe de l’Ouest, on peut également s’appuyer sur des témoignages contemporains comme celui de l’évêque Grégoire de Tours (539-594) dans son Histoire des Francs qui signale la peste à Arles 549 et Clermont en 567. Il rapporte aussi le fait que la peste touche durement Rome en 589, ce qui provoquera la mort du Pape Pélage 2 en 590. A la suite de cet événement, la terreur des populations à son comble, en effet, la mort d’un pape de la maladie a pu renforcer les interprétations de la peste comme fléau religieux et colère divine. Afin de bien les interpréter, il est important de saisir et d’analyser le contexte de ces sources contemporaines à la catastrophe. La plupart des auteurs sont donc issus du clergé (ce sont presque les seuls lettrés de la population) et cela est d’autant plus vrai en Occident chrétien. En Orient Byzantin en revanche, il existe une tradition d’historien et de philosophe de culture grec pas forcément issu du clergé, comme Procope de Césarée qui est avocat, orateur et chroniqueur sans être moine.

Donc, la plupart des sources contemporaines donnent l’Egypte ou l’Ethiopie comme foyer originel de la maladie. L’analyse moderne quant à elle rejette ses deux hypothèses et opte pour une origine asiatique de la peste. Le foyer originel serait l’Asie centrale comme pour la peste noire et les premières diffusions seraient dues aux routes de la soie, en plein essor lors de l’antiquité tardive. Pourtant, au niveau des sources, on constate que le développement de l’épidémie en Méditerranée depuis l’Egypte est bien documenté, alors que l’on ne sait que très peu de choses sur son développement en Asie, au-delà de la Perse. Avant cette pandémie, les hommes avaient déjà été confrontés à plusieurs épidémies graves (Peste d’Athènes 430-426 av. J.-C.) et n’ont pas tout de suite établi une différence entre la nature de cette pandémie et celles des épidémies précédentes. Ainsi le mot peste à l’époque n’était pas un terme scientifique portant sur la nature précise de la maladie mais plutôt un terme utilisé pour désigner un fléau qui s’abat sur le monde. Ainsi, la peste d’Athènes par exemple n’en fut pas une. La preuve scientifique qui nous permet d’affirmer que la peste de Justinien  est bien une peste bubonique est issue de prélèvements effectués sur les dents des cadavres (les dents sont une des parties du corps dont la conservation est la plus longue). Ainsi on a retrouvé l’ADN de la bacille yersinia pestis lors de la fouille d’une nécropole en Bavière datant de 500-700 en 2012. Analyse de phylogénétique de yersinia pestis permet de confirmer l’origine asiatique et même mongole de l’épidémie. Donc cela met fin à l’hypothèse angolaise, éthiopienne ou égyptienne issue des contemporains. En plus, cette nécropole nous permet de savoir lors des poussées, vagues 2 à 5 de la pandémie (car elle est endémique), cette dernière à dépassée un peu les alpes jusqu’en Bavière, on en conclut donc qu’elle s’est diffusée dans le prolongement de l’axe Constantinople Vérone emprunter par les armées de Justinien. La peste se serait donc propagée notamment par les armées en Bavière car les bavarois étaient alliés au Lombards (Nord de l’Italie) contre Justinien. Cette ADN analysée récemment fut plus simple à identifier que celle des deux autres grandes pandémies de peste (Peste noire XIV-XVIIe et Peste de chine XIX-XXe). C’est la peste de Chine qui a permis l'identification du bacille par A. Yersin en 1894 d’où le nom de yersinia pestis. 

  • B) Les différents modes de diffusion de la peste : l’Homme comme amplificateur de la pandémie


Le contexte à lui seul ne permet pas d’expliquer comment cette épidémie s’est transformée en la première pandémie mondiale. En effet, malgré les catastrophes climatiques et leurs impacts sur l’agriculture et sur les vies humaines, rendant plus difficile la lutte contre la maladie, et malgré les guerres et le commerce (échelle d’une société) favorisant la diffusion de l’épidémie, les hommes à l’échelle individuelle peuvent être tenus comme les principaux responsables de cette pandémie. Cela passe par deux facteurs, leurs réactions et remèdes prescrits contre la maladie qui vont empirer les choses et leur non compréhension de la maladie et notamment du rôle du rat comme vecteur de l’épidémie. Les perceptions actuelles que l’on a de cette pandémie aujourd’hui sont encore lacunaire car c’est difficile d’établir un diagnostic a posteriori car les sources contemporaines qui fournissent des observations cliniques sont souvent peu spécifique (et donc ne nous ont pas permis d’être sur, avant la découverte de cette nécropole en bavière en 2012, que la peste de Justinien soit bien une peste bubonique). De plus la plupart des descriptions symptomatiques de la maladie sont issues de sources religieuses très difficiles à interpréter et qui ne tente pas forcément de donner des explications à cette maladie mais se contente parfois de mettre en avant un fait religieux lié à la peste, comme c’est le cas pour les sources hagiographiques avec des récits de miracles. Mais certains auteurs ont tout de même décrit fidèlement les signes et symptômes distinctifs de la maladie ce qui permettait même avant de 2012 d’émettre l’hypothèse que la peste de Justinien soit une peste bubonique. Par exemple, c’est le théologien Persan Avicenne du Xe siècle qui lorsqu’il décrit les symptômes de la peste et le passage du stade bubonique au stade pulmonaire va donner son nom à la peste noire en décrivant les poumons noircis par les bubons de peste. Mais pourtant, encore aujourd'hui, les perceptions de cette peste ne sont pas scientifiquement parfaites. Par exemple, comme c’est une maladie endémique, on essaie d'analyser le nombre de vagues successives et leur espacement dans le temps afin de voir si l’homme a un impact sur le caractère endémique de la peste ; pourrait-il favoriser son retour ? Aujourd’hui les spécialistes ont décelé vingt vagues distinctes espacées d’environ dix à treize ans mais on n'arrive pas encore à justifier ce fonctionnement, le mécanisme endémique de cette peste reste énigmatique même aujourd’hui. En plus de cela, les spécialistes ne sont pas non plus capables d’expliquer pourquoi la pandémie disparaît d'Europe après deux siècles.  


Une des grandes avancées récentes de la recherche à propos de la peste justinienne fut de résoudre ce que l’on appelle le « paradoxe de Justinien » ; l’inconcevable peste … sans rats?


En effet, jusqu’a récemment, l’idée consensuelle était que l’apparition du rat noir depuis les steppes asiatiques en Europe Occidentale eu lieu aux alentours du 11e et 12e siècle. Si l’on suivait cette idée, qui aurait pu être vecteur de la pandémie ? D’autant plus qu'à l’époque des deux pestes du bas et du haut Moyen Age, les populations n’avaient pas tout à fait conscientiser la notion de contagion. Cela permet de mieux comprendre la tendance des populations à adhérer à des explications superstitieuses ou religieuses.

Même récemment, certains historiens pensaient en effet que le rat n’était donc pas le vecteur de l’épidémie. Par exemple, le docteur R. Pollitzer, chercheur au CNRS élabore une théorie de la contagion par la puce humaine, mais il sera de plus en plus réservé sur le rôle de cette puce à partir de 1954 à mesure que les historiens comme F. Hirst et WP MacArthur expliquent que le rat était déjà présent en Europe lors de la peste de Justinien. 

Ils donnent en effet plusieurs preuves archéologiques de la présence des rats dès l’antiquité tardive en Europe. Par exemple, on a retrouvé une tablette étrusque représentant un rat rongeant la corde d’un navire (l’animal était donc déjà perçu comme nuisible et infestant les bateaux). On a également retrouvé des ossements de rats dans les ruines de Pompéi ou encore une tombe gallo-romaine datant de 150 ap J.C. retrouvé à Reims appelé « la stèle au rat »

Pour compléter toutes ses preuves, la description de la peste par les auteurs de l’époque est parfois assez précise et laisse donc peu de doute sur la nature de la pandémie car les symptômes décrits sont similaires aux deux pestes suivantes qui ont été identifiées avant. 

L’arrivée du rat noir en Europe semble donc dater du 1er millénaire de notre ère. Il est originaire d’Asie du Sud Est et s’établit peu à peu par l’intermédiaire des routes de la soie en Méditerranée Orientale au Ier siècle av J.C., sur le delta du Nil et les côtes syriennes. C’est à partir de ce foyer qu’il colonise l’Europe. Les théories qui soutenaient que le rat fut arrivé en Europe aux alentours du XIe-XIIe siècle expliquait qu’il aurait été rapporté en Occident par le va et vient des croisés, mais pourtant, déjà sous l’Empire Romain où le foyer oriental des rats était unifié à l’Europe Occidentale et où la Méditerranée était très connectée. 

La colonisation de l’Europe par rat est donc plus probable à cette période. 

C’est donc à la fin des années 70 que l’on rectifie le consensus de l’arrivée du rat au XIe-XIIe siècle grâce aux progrès de l’archéologie car on a pu mieux dater les ossements et cadavres. Mais cette idée reçue, pour avoir fait consensus si longtemps, devait paraître fondée. Maintenant que l’on sait que le rat était présent en Europe dès l’antiquité, il est important de se poser la question du rythme de diffusion de l’animal sur le continent car cela a un fort impact sur la diffusion de la maladie. Les rats étaient- ils donc très présents à l’époque de Justinien ? On retrouve datant de l’époque romaine (IIe siècle av Ne Ve siècle de NE) plus de 32 sites archéologiques qui présentent des restes de rats tandis que pour la période du haut Moyen Age (VIe siècle à la première croisade en 1096) on en a découvert 25. Ces témoignages archéologiques permettent donc d’envisager que l'implantation du rat noir au Haut Moyen Age ne s'est guère modifiée ni étendue par rapport à l'époque romaine. 

Le rat noir touche d’abord l’Europe du Sud en premier dès le IIe siècle av J.C. comme on l’a vu à Pompéi, ou en Corse en 151 av J.C. Ensuite il atteint l’Europe Occidentale non méditerrannéen lors du 1er siècle ap J.C. Mais archéologie nous fournit aussi des témoignages de son absence car la répartition des rats est très hétérogène à cette époque. Autrement dit certaines régions sont libres de rats notamment celles d’Europe du Nord. La situation est la même au haut Moyen Âge. Du ier au xe siècle, la présence du rat apparaît donc encore inégale, clairsemée, les colonies de rongeurs étant localisées, et dépendantes des principales places des échanges et aux voies de commerce. Le rat étant un animal sédentaire a nécessairement été transporté en Europe par l’Homme et ce dernier, par ses modes de vie (multiplications des greniers à grains, manque d’hygiène…) a favorisé son développement. D’ailleurs, par rapport à la peste noire, la présence du rat en Europe étant plus récente lors de la peste justinienne, les hommes n’ont pas encore transporté les rats dans toutes l’Europe et ces derniers restent à proximité des bassins fluviaux, et des nœuds et axes commerciaux. Cette thèse est défendue par l’historien du Moyen-Age J. Le Goff pour qui  « l'importance des communications fluviales et d'abord de l'axe Rhône-Saône se retrouvent à travers la géographie des épidémies ».

En effet, la répartition et la quantité de rat présent sur le continent ont un impact important sur les épidémies de pestes, il est donc possible d'affirmer que les rats lors de la peste de Justinien étaient plus concentrés autour de certains foyers et moins nombreux, épargnant ainsi plus les campagnes de la pandémie. La répartition du rat pendant l’antiquité est donc en rapport étroit avec les voies majeures de circulation témoignerait d'une implantation liée au commerce et au transport. La distribution géographique des trouvailles, jointe à la présomption d'une faible densité, permet de proposer l'hypothèse d'une présence restreinte du rat noir dans l'Europe antique, établie sous forme de foyers isolés, tous liés aux principaux axes commerciaux maritimes, fluviaux ou terrestre comme les côtes méditerranéennes et les bassins fluviaux, le Danube et l’axe Rhone-Saone.

Le préjugé de l’apparition des rats en Europe au XIIe siècle peut en effet se justifier par le fait que l’on assiste à une augmentation très forte des découvertes archéologiques de restes de rats dès le XIe siècle et jusqu’au XIVe siècle où cette augmentation atteint son paroxysme (siècle de la peste noire). Ceci est un argument qui permet de prouver que la diffusion de la peste noire est plus forte que celle de la peste de Justinien. 

Le « paradoxe de Justinien » permet donc d’établir des différences entre les deux pestes moyenâgeuse. La répartition des rats n'était pas la même et, notamment pour l'Europe Occidentale, les échanges terrestres étaient moins nombreux. Ainsi en Europe Occidentale, lors de la peste de Justinien, la pénétration de l’épidémie et des rats à l’intérieur des terres était beaucoup plus restreinte que lors de la peste noire. Les foyers ont on a retrouvés d'importantes traces de yersinia pestis nous informent donc de la présence de nœuds commerciaux et foyers de peuplement dynamiques de l’époque. 

 

L’importance du caractère endémique de la peste de justinien interpelle. Il y a de nombreuses poussées de la peste qui ne sont pas persistantes et restent localisées sur le pourtour méditerannéen et parfois s'étendent le long de l’axe Rhône Saône et du Danube. . Cela peut s’expliquer par la présence très hétérogène et non continue des rats sur les rives de la Méditerranée et le long des vallées fluviales. Donc l’archézoologue J-D Vigne et l’historienne F. Audoin Rouzeau ont émis l’hypothèse de la colonisation en Europe par les rats en deux temps, d’abord dans l’antiquité et haut MA du IIe s av NE au Xe s de NE qui se caractérise par : « les colonies sont peu nombreuses, localisées sur les grands axes de circulation humaine et peut-être uniquement entretenues par un flux régulier d'immigrants ». Puis c’est seulement à partir du XIe siècle que l’on passe au deuxième temps caractérisé par « l’accélération des échanges commerciaux et l'accroissement des sociétés humaines, du bâti et des activités agricoles et industrielles a ensuite permis la mise en place de populations commensales stables, qui ont permis le développement des grandes épidémies de peste à partir du 14e s ».

Il y a donc bien un lien de cause à effet entre la présence et la stabilité de la population de rats et la diffusion de l’épidémie. Or la stabilisation progressive des populations de rats et leur présence en Europe est entièrement due à l’Homme. 


Mais donc si l’homme a eu un rôle de déclencheur de l’épidémie en transportant et en multipliant les contacts avec le rat, il a aussi eu d’autre part un rôle d’amplificateur de l’épidémie, notamment à cause de ses conceptualisations erronées de la maladie et des réactions contre productives qui y sont associées. En plus du contexte guerrier et commercial dû à l’homme et qui a amplifié l’épidémie (I) ce dernier a continué de participer à l’évolution de l’épidémie en pandémie par ses réflexes et interprétations de la peste. 

Même si les interprétations actuelles de la peste de Justinien permettent de l’opposer à la peste Noire (au niveau du contexte, de la caractérisation de la présence des rats, des poussées de la maladie), les interprétations contemporaines aux deux pestes moyenâgeuse nous permettent de les rapprocher et illustre bien une réelle continuité dans la façon de conceptualiser et de réagir face à la peste. 




C) Les perceptions et réflexes humains contemporains à la Peste de Justinien ont contribué à augmenter les dégâts de la pandémie. 


 La toute-puissance divine donnait un sens pour les Byzantins à la vie et à la mort en temps de pandémie ou de catastrophe

Enfin les hommes du VIe au VIIIe siècle ont amplifié les dégâts de l'épidémie et ont donc participé à sa transformation en pandémie car ils ont été dépassés par la réalité scientifique de la maladie. En effet, ils n'ont pas compris le rôle du rat ni de la puce dans la propagation de la peste. Étant dépassé par la réalité scientifique de la maladie, les sociétés vont concevoir la peste comme un fléau divin afin de justifier de telles horreurs. Ainsi la toute-puissance divine donnait un sens pour les Byzantins à la vie et à la mort en temps de pandémie ou de catastrophe. Le monde par exemple face au désastre à Constantinople comptait plus de 10.000 morts par jour. 

Les deux sociétés qui nous ont transmis le plus de sources à propos des réactions et des perceptions de la peste de Justinien sont très religieuses et monothéistes : le monde Byzantin et les mondes musulmans. Dans ces sociétés la peste était donc perçue comme un fléau ou une colère divine. 

Toutefois, à l’origine, le mot peste ne désignait pas une maladie et n’avait pas le même sens scientifique qu’aujourd’hui. Par exemple, la peste d’Athènes qui est due à une épidémie de typhus et non de peste va servir d’exemple dans les réactions à adopter pour le monde byzantin tout comme pour le monde musulman (le monde musulman connait cette peste grâce aux textes conservés dans les bibliothèques sassanides comme ceux d’Hyppocrate ou de Thucydide, ce qui explique la présence du paradigme « humorale » dans les explications rationnelles de la peste chez les Musulmans. 

Donc avant d’être une entité pathologique à part entière le terme « peste » désignait dans l’Antiquité les fléaux majeurs qui ont traversé le monde. Le mot peste tiens notamment son étymologie du mot latin pestis signifiant fléau. 


Ainsi, l’acceptation large du mot peste à l’époque fait prévaloir l’approche métaphysique selon laquelle la peste serait une punition divine. C’est-à-dire qu’elle était considérée comme le résultat d’une transgression humaine de la loi divine. Cette notion de peste déjà présente chez les peuples polythéistes de l’Antiquité va être renforcée par le monothéisme. 

Mais dans ces deux sociétés, on observe une cohabitation entre les explications rationnelles et religieuses. En d’autres termes, les populations ont donc la volonté d’expliquer la peste par des causes secondaires rationnelles, la cause première restant souvent divine. 

Cet héritage rationaliste et scientifique est issu de la Grèce antique et s’est exporté dans le monde musulman par l’intermédiaire des Perses sassanides. Thucydide dans Histoire de la guerre du Péloponnèse, à propos de la peste d’Athènes, est le premier historien à ne pas considérer la maladie comme un envoi divin. Il était également pionnier dans l’idée de donner des explications rationnelles et à décrire les symptômes avec ordre et méthode. C’est grâce à cela qu’on sait aujourd’hui que la peste d’Athènes n’en était pas vraiment une. 

Beaucoup de savants musulmans vont suivre son exemple en décrivant très précisément les différents symptômes de la peste. Comme c’est le cas pour Avicenne dont les descriptions donneront le nom de la « Peste noire ». Il y a donc des perceptions différentes du point de vue religieux comme rationnel au sein d’une même société. Mais aussi entre différentes sociétés. Ainsi, de grands débats prennent places dans tout le monde méditérannéen. Par exemple, la question de la fuite face à la pandémie de peste. D’un point de vue rationnel si on se fie à la théorie humorale (des humeurs) d’Hyppocrate la maladie serait présente dans une zone d’air « corrompue », et la fuite de cette zone d’air serait efficace. Mais la théorie humorale n’étant pas juste scientifiquement les fuites des foyers épidémiques favorisent la diffusion de la maladie. 

D’un point de vue religieux, si on considère la peste comme une colère divine alors fuir serait inefficace voire contre-productif. D’après le moine Théodore Agalianos du XVème siècle, il fallait plutôt dédier sa vie à soigner les malades atteint de la peste, ce qui favorisait la propagation de l’épidémie. Si on considère la peste comme un fléau religieux, comment expliquer qu’elle touche inégalement (et irrationnellement vis-à-vis des péchés) les populations. Le théologien musulman Ibn-Al-Kahtib du XIVème siècle expliquait la propagation de la maladie par un mix entre la contagion et la prédisposition de certaines personnes à être contaminées. Par exemple on sait aujourd’hui que les populations pauvres étaient plus touchées que les populations aisées, pourtant on n’avait pas ce ressenti à l’époque, ce qui pose la question de la prédisposition. Les riches étant en meilleur santé que les pauvres. 

De plus, à cette époque, la peste touchait plus uniformément les différentes populations des différents pays à la différence de la peste du XXème où l’on observe de grandes disparités sociales entre la population et les pays. 

Ainsi on comprend l’intuition de vouloir lier intuition et prédisposition, mais la contagion à l’époque de la Peste de Justinien n’était pas acceptée par tous. Les savants de la Grèce antique nient la contagion contrairement à certains Hadiths (paroles de Mahomet) du prophète comme celui qui dit : « aucun malade ne se désaltère avant un bien portant ». Ainsi dans le monde musulman l’idée de contagion est plus facile à accepter. De plus, la terre d’origine des Arabes (Arabie) n’est pas une région propice au développement des épidémies. Ainsi leurs expériences sont liées aux nombreuses épizooties de chameaux où la contagion était apparente. 

L’usage de mauvais réflexes par les hommes va donc aggraver la situation sanitaire. Par exemple, la multiplication du nombre de monastères où la promiscuité aurait été importante, aurait favorisé la diffusion de l’épidémie. D’autres réflexes religieux comme les processions participent à cela. Les déplacements de population fuyant la peste créaient de nouveaux foyers épidémiques. A cette époque de pandémie à cause de la peste on observait un recul du commerce qui provoque un essor des horrées (greniers pour stocker le blé) qui sont des terrains de prolifération des rats et donc des puces de la peste. Or les stocks de ces horrées étaient directement acheminés par voie maritime par les navires marchands dès que le stock d’horrées était prêt à la vente. C’est l’un des facteurs responsables du passage de l’épidémie à la pandémie. 

Les perceptions irrationnelles de la peste s’accompagnent de réactions irrationnelles comme le montre le témoignage de Jean d’Ephese (évêque du VIème siècle) recueilli par Michel Le Syrien (patriarche du XIIème siècle) qui explique que tous les habitants d’une ville en proie à la panique ont des réflexes superstitieux comme de jeter tous les récipients de leurs habitations. 

Dans le monde musulman aussi donne lieu à un retour des pratiques archaïques de l’Islam qui sont très supersticieuses. Par exemple un pouvoir spécial était accordé à certaines Sourates lorsqu’elles récitées à certaines heures précises.

En outre, le lien entre la propreté du corps et la présence de rats n’est pas évoqué ou pensé, car les explications rationnelles relevaient alors de la théorie humorale. Si bien qu’à cette période les riches sont autant en contact avec les rats que les pauvres. En revanche, les pauvres habitaient des maisons fragiles, perméables aux rats, tandis que les plus aisés vivent dans des demeures étanches ou le contact est réduit avec les rats. 

L’impact de la peste sur les pauvres s’expliquent donc plus par l’insalubrité des taudis qui favorisent les contacts avec les rats plus que par un contraste social d’hygiène corporel. En effet, une majeure partie de la population a peur de l’eau comme un vecteur de contamination, ce qui les conduit à ne pas changer de vêtements. Un autre réflexe irrationnel s’étant développé pendant la peste de Justinien est l’antisémitisme. Même avant la peste, les juifs étaient déjà mal perçus dans l’Empire Byzantin (destruction de synagogue par l’empereur Justinien). Par exemple, le code théodosien (rédigé en 439 après JC) interdit aux chrétiens de fréquenter les synagogues et met en garde contre « l’impureté juives ». A la suite de la peste, au Xème siècle le roi de Sparte va décider d’exclure les Juifs de la ville. 

Enfin, le caractère endémique de la peste n’était pas forcément compris à l’époque. Ainsi du VIème au IXème siècle la maladie n’était pas perçue comme unique mais comme plusieurs fléaux différents car contrairement à la peste noire elle ne touche pas toute la Méditerranée en même temps. Est-ce que l’homme favorise le caractère endémique et les nombreuses résurgences de la peste ? En effet, la peste justinienne permet de poser la question de l’évolution des impacts des bactéries et des immunités humaines sur les populations en fonction des époques, car elle est endémique sur plusieurs siècles. 


La représentation que ce sont faits les hommes de la maladie (fléau) et les réactions qu’ils ont adoptés face à elle (fuite et procession), ainsi que leurs modes de vie et actions extérieures à la maladie (urbanisation, guerre et insalubrité) sont propices à la mise en contact et aux déplacements des foyers épidémiques et font que les hommes peuvent être tenus comme les principaux responsables de la première pandémie mondiale. En effet, c’est bien le contexte et les activités humaines qui permettent d’expliquer pourquoi la peste de Justinien est la première pandémie alors qu’il y a eu d’autres grandes épidémies précédemment. Le paradoxe de Justinien montre bien le rôle que les hommes ont tenu à leur insu en raison de la pandémie. Avant que cela ne soit démenti, si les Européens avaient l’impression que les rats étaient arrivés en Europe autour du Xème siècle, c’est que l’Europe est bien une terre où à l’origine les rats ne sont pas présents. Ces derniers, sont des animaux relativement sédentaires, ils n’auraient pu, par conséquent, rejoindre l’Europe et s’y installer sans l’aide des hommes. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de traverser la méditérannée. 


 Transition avec la partie II : Des trois pandémies de peste bubonique que nous allons étudier précisément, deux d’entre elles prennent place au Moyen Âge : une au début de la période VI-IXème siècle et une à la fin de la période XIVème siècle. Elles sont donc séparées de cinq siècles. Pourtant, on peut les rapprocher sur de nombreux aspects, et elles présentent d’importante similitudes dans les comportements des populations. Ceci peut d’ailleurs être un argument pour justifier l’unité de cette période très longue qu’est le Moyen âge.  A l’inverse, la troisième pandémie (courant XIXème siècle) nous permettra de montrer une réelle rupture par rapport aux deux premières, alors qu’elle est également séparée de cinq siècles avec la peste noire. 


Bibliographie : 


Audoin-Rouzeau Frédérique, Les chemins de la peste: Le rat, la puce et l’homme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.


Congourdeau Marie-Hélène et Melhaoui Mohammed, « La perception de la peste en pays chrétien byzantin et musulman », in Revue des études byzantines, no 1, vol. 59, 2001, p. 95‑124.


Evans J. A. S., The Age of Justinian: The Circumstances of Imperial Power., 1st ed.., s.l., London: Taylor & Francis Group, « Roman Imperial Biographies Ser », 1996.


Lepetz Sébastien, Audoin-Rouzeau Frédérique et Vigne Jean-Denis, « Nouvelles observations du rat noir (Rattus rattus ) dans la moitié nord de la France à la période gallo-romaine », in Revue archéologique de Picardie, no 1, vol. 3, 1993, p. 173‑177.


Temin Peter, « A Market Economy in the Early Roman Empire* », in The Journal of Roman Studies, vol. 91, 2001, p. 169‑181.


Van mal-Maeder Danielle, « La peste, les dieux et les hommes: cheminements d’une tradition », in Études de lettres, no 1‑2, 2010, p. 39‑60.


Vitelli Giovanna, « Grain Storage and Urban Growth in Imperial Ostia: A Quantitative Study », in World Archaeology, no 1, vol. 12, 1980, p. 54‑68.


Wiechmann Ingrid et Grupe Gisela, « Detection of Yersinia pestis DNA in two early medieval skeletal finds from Aschheim (Upper Bavaria, 6th century A.D. », in American Journal of Physical Anthropology, no 1, vol. 126, 2005, p. 48‑55.













Aucun commentaire