Si, a priori, le poulpe peut sembler
être un animal solitaire, il est en réalité tout à fait capable d’entretenir
des relations, par ailleurs plus complexes qu’il n’y parait, aussi bien avec
ses pairs qu’avec les autres représentants de la faune sous-marine.
A. Un animal
adapté à un mode de vie solitaire
Chez les poulpes, alors que les
mâles meurent peu de temps après l’accouplement et n’assisteront donc pas la
naissance des futurs poulpes, les femelles cherchent un lieu convenable pour
couver les œufs. Comme beaucoup d’êtres vivants, le femelle prend grand soin de
ses petits poulpes lors de l’embryogenèse, au point d’y laisser beaucoup de
force. Un exemple frappant de cette dévotion maternelle a été
observé par des chercheurs en 2007 : un poulpe de l’espèce Graneledone
boreopacifica a couvé ses œufs pendant presque quatre ans et demi, ce
qui est exceptionnel ! En effet, en plus de vaincre la faim, elle a repoussé
les limites physiologiques de son corps car l’espérance de vie chez cette
espèce est d’un à deux ans. De manière plus générale chez ces
céphalopodes, des observations sous-marines ont montré que la mère faiblissait
physiquement au fil des semaines de couvaison, elle perdait du poids lors du
développement des œufs. Ainsi, l’éclosion de ces derniers marque le décès de la
mère, épuisée par cette période de couvaison. Orphelin dès les premiers jours
suivant la naissance, les poulpes sont livrés à eux-mêmes. Cette absence de
protection maternelle dont bénéficient une grande partie des êtres vivants font
émerger la question de la capacité à grandir seul.
Face à l’hostilité du milieu
aquatique, les poulpes possèdent plusieurs atouts. Parmi toutes les larves
résultant de l’éclosion des œufs, celles qui réussissent à échapper aux prédateurs
se développent et acquièrent leur taille adulte avec leurs bras. En plus de
leurs capacités de camouflage très développées grâce à l’aspect de leur peau,
les poulpes disposent de d’autres éléments pour se protéger des prédateurs.
Lorsqu’ils sont en danger, ils sont capables d’expulser un jet d’eau par leur
syphon afin d’augmenter leur vitesse de déplacement mais peuvent aussi libérer
un épais nuage d’encre, leur permettant de fuir de manière inaperçue, à côté
des prédateurs aveuglés par l’encre qui interfère également avec l’odorat de
ces derniers. Certaines espèces de poulpes possèdent même du venin comme moyen
de défense supplémentaire à l’image des poulpes de l’espèce Hapalochlaena
maculosa dont le venin est mortel. Par ailleurs, ces attributs ne sont
pas les seuls à mettre en exergue cette prédisposition pour la vie solitaire.
Les poulpes s’appuient sur des facultés cognitives très développées, comme cela
a été mentionné précédemment, pour se montrer astucieux et débrouillards. Leur
curiosité est un véritable atout d’apprentissage et ils se révèlent également
ingénieux en faisant preuve d’initiatives et de créativité. Tous ces traits de
caractères justifient la difficulté à garder en captivité les poulpes : ils
cherchent toujours des méthodes pour s’échapper de l’aquarium à l’image de
l’évasion par une bouche d’aération d'un poulpe mentionnée dans l’introduction.
Ainsi, grâce aux différents atouts évoqués, les poulpes semblent être en
capacité de vivre seuls et de ne pas avoir besoin d’interagir avec d’autres
congénères.
Sédentaires et très peu actifs le
jour, les poulpes restent la majorité du temps cachés dans une tanière ou
autres refuges trouvés. Ces habitations sont pour la très grande majorité
individuelles et certaines espèces de poulpes ne supportent pas la proximité
d’un congénère. Ainsi, les poulpes de Méditerranée instaurent naturellement des
distances sociales d’au moins 30 mètres entre chacun d’eux. Lorsqu’ils sortent
la nuit pour chasser, ils peuvent se déplacer discrètement en marchant sur le
sol à l’aide de leurs bras. Ce mode de déplacement silencieux ainsi que leur
vue développée utile pour la chasse nocturne leur permettent de minimiser le
temps passé à l’extérieur de leur tanière et leurs rencontres avec d’autres
animaux sous-marins.
Si le poulpe
apparaît comme un animal solitaire, il advient toutefois qu’il interagisse avec
ses pairs.
B. L’existence
néanmoins d’interactions intraspécifiques
Le poulpe possède des
chromatophores, i.e. des cellules pigmentaires qui lui
permettent, grâce à une contraction musculaire ordonnée par le système nerveux
de changer la coloration de sa peau tout en en modifiant l’opacité et la
réflexivité. L’activation par vagues de ses chromatophores le rend capable de
transformer très rapidement sa couleur et sa texture, notamment pour se
camoufler mais aussi pour communiquer avec ses pairs. Dans son article[1], Scheel s’intéresse
aux interactions entre conspécifiques et remarque un mode de communication
reposant sur des signaux comportementaux. Il établit deux types de signaux :
une coloration sombre, une extension des bras et une prise de position en
surplomb indique que le poulpe est prêt à engager une altercation tandis qu’une
coloration pâle et une prise de position proche du sol indique une volonté
d’éviter le conflit. L’issue de l’interaction dépend de la combinaison de ces
rôles. Ainsi, principalement grâce à l’efficacité de ce moyen de communication,
les combats entre poulpes sont plutôt rares. Cela pose la question d’un
éventuel langage – terme peut-être anthropocentrique – entre les poulpes. En
effet, il serait plus juste de dire que les poulpes adaptent leur comportement
en fonction de leurs conspécifiques et des informations qu’ils transmettent par
le biais de leurs signaux corporels.
![]() |
Poulpe adoptant une coloration claire Crédit : https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/sep/24/octopus-love-story-netflix |
À Jervis Bay, où une quinzaine de
poulpes vivent à proximité[2], les situations occasionnant des
conflits sont nombreuses : le territoire et les partenaires sexuels sont
jalousement gardés et toute incursion clandestine d’un tiers peut donner lieu à
une altercation physique. De manière plus surprenante encore, du harcèlement a
été observé. En effet, les chercheurs ont été témoins, à plusieurs reprises,
d’un poulpe expulsant un autre de sa tanière sans même vouloir s’y installer
par la suite ; par pure violence en somme. Infligé de façon répétée, ce
tourment pouvait durer plus d’une heure. Toutefois, ce n’est pas la forme
extrême de ce phénomène d’harcèlement[3] qui peut aboutir à l’exil forcé du
site, généralement sur une durée plus prolongée. Ces comportements sociaux
complexes traduisent cette tendance à la domination et permettent de
conjecturer l'organisation sociale des poulpes sous un prisme hiérarchique qui
s’apparenterait à une classification alpha/bêta.[4]
![]() |
Poulpe (O. Tetricus) en expulsant un autre de sa tanière Source : David Scheel et al., « A Second Site Occupied by Octopus Tetricus at High Densities, with Notes on Their Ecology and Behavior », 2017 |
En laboratoire, lors de l’expérience menée par
Tricarico et son équipe, plusieurs poulpes ont été forcés à cohabiter pendant
15 minutes ; leurs interactions ont été observées, analysées et
quantifiées statistiquement. Au terme de l’étude, les chercheurs se sont rendu
compte que quand les poulpes ne se connaissaient pas, les altercations étaient
plus courantes que lorsqu’ils s’étaient vus au préalable. Ainsi, une fois les
poulpes familiarisés à la cohabitation avec leurs pairs, le nombre de combats
diminuait fortement et laissait place à l'évitement. Les premières altercations
auraient permis de se jauger mutuellement et d’établir une hiérarchie
alpha-bêta. Néanmoins, dans certains cas, cette domination était parfois remise
en cause par le poulpe bêta. Ainsi, le rapport de force n’est pas figé
puisqu’un même poulpe peut tout à fait passer d’un statut à un autre. Donc, si
les conflits sont plutôt communs lorsque les poulpes ne connaissent pas leurs
pairs, ils tendent à se raréfier avec le temps : c’est le phénomène du « dear enemy »[5].
La principale interaction chez les
poulpes, communes à toutes les espèces est l’accouplement, étape inévitable
pour obtenir une descendance et ne pas faire disparaître une espèce. Lors de la
période de reproduction, certains poulpes habitent exceptionnellement la même
tanières quelques jours. Il existe également des parades nuptiales précédant la
fécondation, ce qui participe à l’interaction sociale entre poulpes : le mâle
présente ses ventouses vers la femelle qui les nettoie puis le mâle étire aussi
ses bras dont l’une d’elle a une pointe spéciale nommée hectocotyle. Elle lui
sert à transférer le sperme vers l’oviducte de sa partenaire pour que la
fécondation ait lieu. Cet accouplement et donc ce contact entre les deux
animaux peut durer jusqu’à plusieurs heures dans certains cas. Il est
intéressant de souligner que ce moment de sociabilité sera fatal aux mâles :
suite à l’accouplement, ils produisent une hormone qui entraînera
inéluctablement leur décès. Des chercheurs ont même observé des comportements
sexuels chez certaines espèces que l’on retrouve chez les êtres humains. Chez
les poulpes de Méditerranée, au lieu d’être méfiant et de réaliser
l’accouplement le plus rapidement possible, les deux congénères se regardent,
se rapprochent et peuvent même s’enlacer bec contre bec[6]. Ainsi, cet exemple prouve
l’existence d’interactions sociales, au moins chez certains poulpes, qui ne se
limitent pas à la simple reproduction.
En plus de ses relations avec ses pairs, le poulpe interagit également avec le reste de la faune sous-marine.
C. Des interactions également interspécifiques
A l’instar de tout animal, le
poulpe interagit avec son environnement afin de pouvoir survivre : il chasse
pour se nourrir, se cache de ses prédateurs et se reproduit avec ses
conspécifiques. En revanche, dans son article[7], Scheel étudie les interactions de la
pieuvre avec les autres animaux observant ainsi l’usage de rôles bien plus
complexes. En effet, il prend l’exemple de chasses collaboratives avec la loche
saumonée[8] où les deux animaux acceptent de
former un binôme dans le but de gagner en efficacité en établissant des
stratégies. La mise en relation est très étonnante puisque la loche saumonée se
positionne à l’entrée de la tanière du poulpe et entame une « danse » jusqu’à ce
que le poulpe se montre. Une fois la partie de chasse lancée, si la proie
parvient à échapper à la loche saumonée, celle-ci adopte une posture verticale
et pointe la cachette avec sa tête pour que le poulpe puisse s’y introduire et
dénicher la cible. Cette coopération interspécifique fondée sur des mécanismes
élaborés est d’autant plus surprenante pour un animal jugé aussi peu sociable
que le poulpe.
![]() |
Loche saumonée Crédit : https://fr.wikipedia.or/wiki/Plectropomus_leopardus) |
Le poulpe possède une incroyable faculté d’imitation,
son corps extensible et ses nombreux chromatophores lui permettent de prendre
des formes et couleurs très diversifiées. En plus de prendre l’aspect de
l’environnement dans lequel il vit pour se camoufler, certaines espèces sont
capables d’imiter d’autres animaux sous-marins. La principale d’entre elle est
le poulpe mimétique que l’on retrouve dans l’Océan Indien, qui réussit à imiter
l’apparence et le mouvement de plus de quinze espèces différentes parmi
lesquelles on peut citer la méduse, le serpent de mer, l’anémone de mer ou
encore les crevettes mantes. Cette capacité nécessite en plus de ses attributs
physiques d’une grande observation des animaux pour reproduire avec grande
précision leur aspect mais aussi leur comportement, ces poulpes s’appuient
aussi en partie sur les interactions qu’ils ont eu avec eux. Donc ce mimétisme
résulte nécessairement de rencontres préalables. Cette espèce utilise cette
faculté dans différentes situations. Tout d’abord, pour attraper ses proies,
elle peut se faire passer pour des animaux qui interagissent habituellement
avec ces derniers afin de ne pas attirer la méfiance chez eux et de pouvoir les
manger aisément. Un des exemples de ces cas de figure est l’imitation du crabe
pour chasser des petits crustacés. Ensuite, cette faculté de changement
d’aspect est aussi utilisée pour échapper aux prédateurs lorsqu’ils sont en
danger. De plus, comme cela est expliqué au sein du documentaire intitulé My
Octopus Teacher, ils sont mêmes capables de se fondre au milieu d’un
groupe d’individus d’une même espèce en interagissant avec eux pour être
totalement indifférenciables.
Dans ce même documentaire réalisé en
2020 par James Reed et Pippa Ehrlich, un plongeur sud-africain parvient à
gagner la confiance d’un poulpe et le filme chaque jour dans son habitat
naturel : la forêt de kelp sous-marine. Cependant, à la suite d’un quiproquo
lors duquel le poulpe s’est senti en danger, ce dernier a pris la fuite. Le
chercheur n’a retrouvé sa trace qu’au terme de deux semaines de recherches
intenses. À partir de cet exemple et des connaissances actuelles dont on
dispose au sujet du poulpe, il est possible de penser que sa curiosité innée,
certainement inhérente à son besoin d’apprendre à survivre par lui-même, serait
l’élément qui permettrait d'entrer en contact avec cet animal solitaire. Néanmoins,
le poulpe reste méfiant à l’égard de l’inconnu : sa peur n’est que
temporairement mise de côté car, au moindre signe d’hostilité, il se
volatilise. Ainsi, le poulpe est intrigué par le caractère inédit des plongeurs
et se laisse approcher mais il ne réagit pas, a priori, d’une
manière spécifique avec l’être humain. A l’inverse, nous pouvons nuancer la
nature de ces rapports à l’humain. Sy Montgomery rapporte des signes de
tendresse de la part des différents poulpes qu’elle rencontre [9]. Elle décrit notamment sa première
rencontre avec Kali : au contact de son bras, les pupilles de la
pieuvre, étaient malgré la « lumière vive […] grandes ouvertes, comme
chez une personne amoureuse ou en état d’excitation », animées d’une
véritable « soif de contact » (Montgomery, 2015, p. 111).
Si les poulpes interagissent avec la
faune, ils influent aussi sur leur biotope, ce qui démontre la pluralité de
leurs capacités et leur rapport à l’environnement.
[1] Scheel et al, « Signal
use by Octopuses in Agonistic Interactions », 2016
[2] David Scheel et al.,
« A Second Site Occupied by Octopus Tetricus at High Densities, with Notes
on Their Ecology and Behavior », 2017
[3] David Scheel,
« Octopuses in Wild and Domestic Relationships » 2018
[4] Les
poulpes alpha étant les dominants tandis que les poulpes bêtas sont les
dominés.
[5] « cher
ennemi » en français. Elena Tricarico et al., « I Know My Neighbour:
Individual Recognition in Octopus Vulgaris » 2011. p.2
[6] Une
pieuvre à rayures au comportement curieusement social et à la sexualité
vigoureuse, 2015, Maxiscience
[7] David Scheel,
« Octopuses in Wild and Domestic Relationships » 2018
[8] Espèce
de poisson de la famille des Serranidae.
[9] Montgomery, L'Âme
d'une pieuvre, 2015
Aucun commentaire