Se lier à l'altérité, communiquer pour comprendre, comprendre pour aimer.
Faisons preuve de flair avec
le Manifeste des espèces compagnes
Les Autres et l'humanité sont les deux pièces d'une même face. Un chemin indissociable et sinueux qui s'enchevêtre au fil de l'histoire pour aboutir à un monde multi-spécifique empli d'espoir. Dessin intitulé Alter Ego, réalisé en 2021 par Hana Farhi.
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Voici Donna Haraway, professeure en science humaine.
Son ouvrage intitulé : le Manifeste des espèces compagnes mène
Une réflexion sur les rapports entre chiens et maîtres égoïstes.
Elle étudie, se questionne et propose de nouvelles perspectives féministes.
Elle s’interroge sur le rôle des relations partenaires dans l’histoire.
Il advient que chaque espèce ait joué un rôle décisif, voire
Vital. Haraway entrelace formel et narration, objectivité et subjectivité avec brio
Nous dévoilant Cayenne et Rolland, ses compagnons depuis qu’ils sont chiots
Cette fervente cynophile et biologiste émérite nous partage
Les secrets de la communication que sont l’apprentissage et le dressage.
Le ciment de la relation : une connaissance spécifique de l’autre.
Or, il y a tant de dressage, comment faire passer le bon message ?
Pourquoi abrutir son chien par un lancer de balle,
Lorsque le dressage ouvre les portes sacrées de la communion animale.
L’étude sérieuse de la relation devient multidimensionnelle,
Où l’amour maternel a laissé place à la création d’une famille éternelle.
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Qui est Donna Haraway ?
Donna Haraway, née le 6 septembre 1944 à Denver au Colorado, est une professeure en sciences humaines diplômée de zoologie et de philosophie. Elle s’intéresse particulièrement à la biologie et au féminisme qui marquent ses écrits comme le Manifeste cyborg publié en 1985[1]. Ce livre traite de la place du cyborg, de la technologie qu’elle engage et de leur adaptation aux mœurs de la société, tout cela sous un regard féministe dévoilant ainsi de nouvelles problématiques. Dans la même lignée, elle publia en 2003 le Manifeste des espèces compagnes qui lui s’interroge sur la nature de la relation qu’établit l’être humain avec les autres qu’elle nomme « significant others ».
Photographie de Donna Haraway apparue dans Fabbula Magazine en 2016. (image libre de droit)
Donna Haraway, Manifeste des espèces compagnes, Climats, 2019
Il s’agit de l’œuvre que nous allons vous présentez aujourd’hui. Dans cet ouvrage assez court, Haraway s’attèle à un grand projet puisqu’elle aborde deux problématiques importantes qui sont : en quoi le fait de prendre au sérieux les rapports entre les chiens et les humains peut-il conduire à une éthique et à une politique qui engendrera des relations de partenaires ? et comment l’histoire joue un rôle dans les relations entre espèces ?. Sa fine plume sert son propos et le rend accessible à n’importe qui, même aux personnes pour qui la relation humain-chien ne semble pas intéressant. Elle mêle la narration d’une fervente cynophile et l’analyse d’une biologiste émérite pour comprendre ce qui la lie à ses deux chiens Cayenne et Roland, mais aussi pour comprendre dans quelle histoire cette relation s’inscrit. Elle réalise tout cela à travers un récit personnel et argumenté liant objectivité et vie privée, amour et dressage, chien et humain…
Son récit commence par aborder l’enjeu principal de l’ouvrage : la relation. Il s’agit de l’ensemble des rapports et des liens existants entre des personnes qui se rencontrent et qui communiquent entre elles. Cependant, elle décrit une relation humain-compagnon entravée. En effet, en se plaçant dans le contexte culturel actuel elle affirme qu’en général nous réalisons de façon spontanée des comparaisons en soulignant beaucoup plus les différences que les ressemblances. De son point de vue féministe, elle nous explique que la théorie de Darwin représente la complaisance de l’être humain à classer les espèces en fonction de leurs compétences et de les considérer en fonction de ce classement. Tel un mécanisme de défense, nous semblons évaluer le danger que représente l'Autre et affirmer par ce classement notre supposée "supériorité". Son combat pour le féminisme ne la rend que plus apte à voir ce jeu de pouvoir et de biopolitique qui s'est établi entre les espèces compagnes et l'être humain.
Des mots qui en disent long…
Donna a un style d’écriture particulier qui se justifie principalement par le fait qu’elle attache une grande importance au sens des mots et c’est pour cette raison qu’elle s’attarde à expliquer le terme « espèce compagne » qui est traduit de l’anglais « significant other ». Il symbolise pour elle les « autres » qui nous accompagnent dans nos vies sans pour autant les catégoriser par des mots inadaptés comme « animal de compagnie ». On remarque que le sens des mots a un rôle particulier pour Haraway. En effet, pour elle chaque mot utilisé dans le langage traduit une perception qu’a la société sur la relation humain-animal. Cette citation qui clôt son ouvrage me semble d’une beauté sensationnelle et exprime l’intérêt des mots à ses yeux : « Métaplasme, une fois de plus. On en revient toujours à la saveur biologique des mots qui comptent. Le mot se fait chair au sein des naturecultures éphémères. OUAF ! »[2]
De plus, dans la continuité de ses écrits sur le savoir situé[3] Haraway parsème son livre d’extraits qu’elle intitule « chronique d'une fille de journaliste sportif ». On y voit la relation qu'elle entretient avec ses chiens Cayenne et Roland, ainsi que ses nombreuses correspondances avec d’autres cynophiles. On voit également des photos d’elle et ses chiens. En effet, elle ne prétend pas avoir une vision infinie et parle en son propre nom. C’est à partir de sa propre expérience qu’elle illustre ses thèses. Elle parvient ainsi à mêler un texte narratif et un texte formel afin de montrer comment le dressage et l’agility lui ont permis d’aborder sa relation d’une façon différente, et ce, de manière authentique et véridique.
Apprenons avec le dressage que l'amitié se nourrit de communication.
Pourquoi abrutir son compagnon par des jeux tels que le lancer de balle sans savoir ce qu’il aime. Haraway en vient à l’idée que l’homme doit identifier le chien auquel nous avons à faire avant de pouvoir créer une quelconque communication. En étudiant les diverses méthodes de dressages existantes elle ne nous donne pas LA méthode à suivre pour communiquer avec son chien mais aboutit à la conclusion qu’il faut simplement « prêter attention au chien, dans toute leur complexité située et leur particularité canine.»[4]. Dès lors, il est évident que nous ne pouvons pas prétendre savoir ce que les animaux pensent. En effet, prétendre savoir c’est nier l’altérité, or nous avons bel et bien un autre être en face de nous dont on ne peut prédire les actions.
Finalement, l’essentiel ne se trouve pas dans la méthode de dressage qui est composée de savoirs tacites, mais dans la considération que l’on porte à l’autre. Haraway parvient à nous faire comprendre en tant que lecteur que le dressage est finalement un moyen de communication, un signe de respect mutuel et de partenariat entre espèces compagnes. La relation de dressage est une relation d'amour puisqu’elle est belle en acte, exigeante, spécifique et personnelle.
Sur les pattes de l’agility…
Ce sport canin apparu en 1978 en Angleterre et a été inspiré des concours équestres. Il s’agit d’un parcours réalisé par des chiens avec l’aide de leur partenaire. Ce sport illustre parfaitement la relation entre le chien et l’humain selon Haraway puisque la « communication par message verbal et corporel de l’être humain au chien sous la contrainte témoigne d’un grand effort de la part de l’animal d'un exercice musculaire, mais aussi neuronal »[5]. Ainsi, pour réussir dans ce sport il faut obligatoirement connaître son chien, sa spécificité, et être en quasi-symbiose avec l’autre. Elle imagine parfois ses cellules et celles de sa chienne fusionnaient telle une réelle symbiose lors de leur courses.
Cayenne entrain de sauter, 2006, photographie de Richard Todd. ( tiré du Manifeste des espèces compagnes, p. 97)
Haraway affirme que cette condition d'esclavagisme de l'animal domestique n’a plus lieu d'être, puisque pour elle: si je possède mon chien, mon chien me possède. Son argumentation repose sur le fait que son comportement avec ses chiens est unique et spécifique à chacun et il en va de même pour eux. Haraway parle même d’affranchissement de la relation car « au propriétaire revient la difficile tâche d’apprendre à obéir à son chien avec honnêteté »[6] et de lui faire confiance à chacun de ses sauts.
« je suis sûre d'une chose : une fois que nous aurons fini d’osciller entre réductionnisme biologique et exceptionnalisme culturel, notre conception des humains autant que des animaux en sera bouleversée »[7]
En tant que « cynophile et simple amatrice » comme elle aime à nous le rappeler, Haraway explique comment l’agility et le dressage ont changé sa vision de la relation chien-humain et lui ont permis d’aboutir à une relation de respect mutuel, à une communication unique et spécifique avec chacun de ses compagnons. Elle conclut son manifeste avec l’histoire des chiens des montagnes des Pyrénées. Cette histoire est cruciale dans son argumentation puisqu’il évoque le lien qui nous unit à chaque espèce compagne et comment grâce à ce lien ces espèces ont pu subsister. Cela témoigne donc de l’importance des relations, car sans elles bien des espèces sur terre auraient disparu, nous y compris. Toute cette histoire s’achève avec la création de l’agility, où la réalisation d’un geste précis à un moment donné de l’histoire, dans le but de guider son chien à sauter une haie de soixante centimètres, se transforme en un acte formidable illustrant l’amour qui nous lie aux autres depuis des siècles.
Son manifeste est une ode à l’amour qu’elle porte pour ses chiens et ses autres compagnons. Il s’agit d’une voix, d’un savoir situé, d’une perspective qui clame la volonté de s’allier à l’altérité dans un monde où la valeur de la communication est trop peu présente. Les photos et les récits narratifs qui parsèment son livre symbolisent son histoire : une famille multi-spécifique dans laquelle les animaux ne sont pas infantilisés.
Donna et Cayenne en plein entrainement, 2000, Photographe : Rusten Hogness. ( tiré du Manifeste des espèces compagnes, p. 43)
« Mais si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde. »[8]
Le renard avait pourtant prévenu le Petit Prince, apprivoiser revient à devenir responsable de l’autre, à l’aimer, à le connaître, et ce, pour toujours. Voilà un renard qui a lu le
Manifeste des espèces compagnes !
[1] Haraway Donna, Allard Laurence, Gardey Delphine et Magnan Nathalie, Manifeste cyborg et autres essais : Sciences - Fictions - Féminismes, Paris, Editions Exils, 2007, 333 p.
[2] HARAWAY Donna, Le Manifeste des espèces compagnes, Climats, 2019, 158 p.
[3] HARAWAY Donna, « Savoirs situés », dans Manifeste cyborg et autres essais, Exils Éditeur, Paris, 2007
[4] Donna Haraway, op. cit., p. 85.
[5] Ibid., p. 100.
[6] Ibid., p. 92.
[7] Ibid., p. 62.
[8] Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry, 1943.
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