Interview imaginaire de D. Becquemont, 2005

 

Couverture de la Revue d'histoire de la Shoah

Une journaliste interviewe Daniel Becquemont, un des auteurs ayant participé à l’écriture du dossier   « Classer, penser, exclure. De l’eugénisme à l’hygiène raciale » de la Revue d’histoire de la Shoah, n°183, éditée chez « Mémorial de la Shoah » en février 2005. Le dossier « Classer, penser, exclure » est composé d’une dizaine d’articles d’auteurs différents. Cet ensemble d’articles s’inscrit pour eux dans la continuité de leurs recherches, soit sur les sciences et expérimentations nazies (P. Weindling et Y. Ternon), le racisme et l’antisémitisme (P-A Taguieff), la Shoah (G. Bensoussan), le darwinisme (D. Becquemont) ou encore le handicap (G. Terrenoire). D. Becquemont est professeur à l’Université de Lille et spécialiste du darwinisme social. La journaliste s’intéresse au projet du dossier en question ainsi qu’à son contenu et interroge M. Becquemont sur sa démarche et ses recherches, tout en ne se privant pas de faire certains commentaires critiques sur les articles, sur lesquels elle se permet de donner une opinion.


JOURNALISTE : Je suis très heureuse de vous accueillir ici aujourd’hui pour parler du dossier « Classer, penser, exclure » paru dans le dernier numéro de la Revue d’histoire de la Shoah. J’ai trouvé le dossier très éclairant car j’ai beaucoup appris sur l’utilisation opportuniste de la science et en particulier de la biologie pour justifier le racisme. Quel était l’objectif de ce dossier sur l’«hygiène raciale » - terme que je ne connaissais d’ailleurs pas avant ma lecture ? 

BECQUEMONT : Peut-être justement d’abord d’informer sur le concept d’hygiène raciale ! En résumé, c’est un concept raciste qui a été utilisé en 1904 par le médecin Alfred Ploetz, et qui désigne l’idée de soigner une population entière plutôt qu’un individu. C’est toute l’idée des politiques nazies par exemple. Nos recherches visaient aussi, évidemment à montrer comment de simples idées « scientifiques » ont été transposées à l’échelle d’une population entière et les dérives excessivement graves qui en ont découlé. Notre objectif était donc de faire le point sur l'origine d'un courant de pensée qui, via l'évolutionnisme et le thème de la sélection naturelle, a fini par légitimer l'ordre social, le colonialisme, voire, in fine, l'extermination de certains peuples. 

JOURNALISTE : Est-ce que le fait d’aborder ces thèmes du « darwinisme social » et de biologisation des races ou encore de l’eugénisme est une nouveauté ? 

BECQUEMONT : Ces thèmes, en particulier le darwinisme social, sont de plus en plus abordés depuis les années 2000, donc nos articles n’ont pas tellement pour objectif d’innover dans les thèmes qu’ils abordent. La nouveauté consiste en revanche à réunir différents spécialistes afin d’établir un lien entre la naissance des théories biologiques comme le darwinisme, et l’interprétation eugénique qui en est faite ensuite, qui inspire largement certaines politiques, lois et mesures médicales et sociales. Pour cela, nous nous sommes réunis à plusieurs auteurs : historiens, politologues, sociologues, médecins, professeurs d’universités françaises pour la plupart, et professeur à Oxford pour P. Weindling. Je pense que cette diversité des chercheurs, des domaines et des nationalités donne à notre travail une ampleur nouvelle. 

Ce que nous cherchons véritablement à savoir, à éclairer, c’est comment la biologie a servi de justification de certaines pratiques politiques et sociales, notamment une justification des politiques eugénistes sous le Troisième Reich ; comment une transposition de la biologie au niveau social a pu prendre une telle ampleur jusqu’à déboucher sur l’anéantissement de groupes humains. 

JOURNALISTE : Et cette biologisation, vous la résumez, je trouve, de manière assez marquante par cette phrase : « La science n’aura été que le magasin où les politiques auront habillé leurs fantasmes »[1]. Qu’est-ce que ça veut dire, au juste ? 

BECQUEMONT : Que la biologie a été utilisée, instrumentalisée pour justifier des actes politiques, législatifs ou sociaux injustifiables autrement. C’est d’ailleurs ce que désigne la notion de « darwinisme social » ; à l’origine, le darwinisme tel que théorisé par Darwin aucune volonté de s’appliquer au niveau social, c’est ce que souligne G. Bensoussan dans son éditorial. C’est le lien fait entre la biologie et la classification des hommes par races qui dérive en racisme biologique. Selon Lamarck, la nature agit selon un plan, « créant et modifiant l’organisme pour atteindre la perfection[2] ». Cette idée de perfection est importante pour l’interprétation du darwinisme qui est faite plus tard. C’est le concept de « races », utilisé pour différencier les peuples dits « supérieurs » des autres, qui entraîne la première dérive du darwinisme en 1859 par Lyell. Cette dérive suggère que le processus biologique peut se produire entre les races humaines. On utilise alors le terme de « biologie sociale » pour définir le darwinisme social comme une greffe du racisme sur la biologie, qui considère la lutte entre les humains comme une loi de la nature. En Angleterre, c’est H. Spencer qui fait converger la pensée de Darwin avec la politique en prônant l’élimination des « moins bons ». 

JOURNALISTE : Donc il transpose à la dimension sociale une théorie purement scientifique qui n’avait aucune prétention politique. 

BECQUEMONT : Exactement. 

JOURNALISTE : Pouvez vous parler de l’eugénisme, dont vous et vos collègues développez longuement l’histoire et les tenants dans l’ensemble des articles du dossier ? 

BECQUEMONT : L’eugénisme est défini par Galton en 1904 comme « l’étude des facteurs socialement contrôlables qui peuvent élever ou abaisser les qualités raciales des générations futures, aussi bien physiquement que mentalement[3] ». La « science » eugénique est donc vue comme une réponse moderne à un problème social avec l’idée de sélection humaine pour y remédier ; elle sert en même temps de justification pour l’expansion impérialiste et la domination des peuples colonisés. 

JOURNALISTE : Les articles insistent beaucoup sur le développement de l’eugénisme en France. Vous ne pensez pas qu’il aurait été intéressant d’approfondir sur son développement en Allemagne et l’acceptation progressive de certaines de ses pratiques, qui a permis aux lois eugéniques nazies d’être assez tolérées par une partie de la population déjà conditionnée à ce genre de pratiques ? Ou peut-être l’Allemagne regorge-t-elle déjà de documentation sur le sujet ? 

BECQUEMONT : Si, bien sûr, c’est un sujet qu’il est intéressant et important d’approfondir. En Allemagne, l’eugénisme prend une ampleur particulièrement impressionnante. La République de Weimar a été le cadre d’expériences eugénistes, avec une promotion de « l’hygiène sociale » qui a pour objectif d’éliminer les individus dits « inférieurs ». A l’arrivée du régime nazi au pouvoir en Allemagne en 1933, le mythe aryen constitue une motivation de projets discriminatoires, qui deviennent même meurtriers. La santé publique et les sciences médicales ont servi de bases à l’application immédiate de la politique raciale nazie : stérilisations, euthanasies, abus de la médecine. Le darwinisme social est appliqué : une sélection est faite entre ceux qui survivent et ceux qui doivent être éliminés car soi-disant appartenant à des races inférieures. 

Toutefois, l’Allemagne n’est pas le seul Etat à avoir succombé à des politiques eugénistes : on peut citer les Etats-Unis, qui dès 1924 interdisent les mariages entre populations noires et blanches dans certains Etats, la Virginie par exemple. 

JOURNALISTE : Qu’en est-il de la justification par l’hérédité ? 

BECQUEMONT : Cela va avec l’eugénisme ! La notion d’hérédité joue un rôle important dans la justification de pratiques discriminatoires. En effet, elle est utilisée comme justification de phénomènes purement sociaux ou de décisions purement politiques. C’est l’hérédité biologique qui expliquerait la répartition des individus en classes sociales dont ils ne peuvent pas s’échapper, si bien que ceux qui sont aujourd’hui les prolétaires doivent soi-disant leur situation à des défauts héréditaires de leur corps et de leur esprit. Il s’agit donc d’une biologisation du phénomène de classes et des inégalités entre elles. Sous ce recours à la biologie se trouve une volonté de contrôle de la population par les élites politiques notamment. Ce contrôle passe par exemple par l’interdiction du mariage et la reproduction des « inaptes ». 

JOURNALISTE : Le lien entre les croyances biologiques et leurs conséquences sur les projets sociaux, même si vous ne l’établissez à mon avis pas toujours de manière évidente, éclaire bien l’influence de la biologie dans la vie sociale. 

Et que dire de la responsabilité des scientifiques qui ont élaboré ces théories ? Sont-ils responsables des interprétations au moins douteuses et au pire meurtrières qui ont été faites de leurs théories ? 

BECQUEMONT : Les scientifiques qui ont élaboré les théories de départ jouent un rôle important dans l’interprétation qui en a été faite, dans la mesure où ils n’ont pas pris les précautions qui auraient pu empêcher certaines interprétations et dérives. 

JOURNALISTE : Comment les savants auraient-ils pu prévoir que leur théorie serait transposée au niveau social pour servir de justification de pratiques discriminatoires ? Il me semble que ce rôle des scientifiques dans les dérives de leurs théories et les interprétations sociales est tout de même discutable… 

BECQUEMONT : Traitant de l’homme, ils n’ont pas protégé l’homme contre une inhumanité de l’homme pour l’homme[4]. C’est une affirmation qui peut certes être débattue, mais c’est celle que nous choisissons. 

JOURNALISTE : Je vois. Si je peux me permettre une dernière remarque, j’ai trouvé étonnant le fait que les articles traitant des politiques eugénistes nazies ne s’étendent pas particulièrement sur le génocide qui a eu lieu sous le Troisième Reich : il est évidemment évoqué, mais rarement et toujours assez implicitement alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que le lien établi soit plus clair et plus marquant. L’obsession nazie d’une race pure et débarrassée de tous ses éléments « faibles » aurait pu être plus développée, surtout dans une revue qui contient en son nom le mot « Shoah ». 

BECQUEMONT : En effet, cet épisode de l’histoire semble être un exemple particulièrement marquant et qui illustre le danger de la biologisation excessive du social, qui devient un mode de légitimation de pratiques cruelles et meurtrières. Cependant, notre démarche visait à parler de toute l’histoire de l’eugénisme et de ses effets progressifs dans différents Etats-nations, pas seulement de ses effets dévastateurs en Allemagne sous le Troisième Reich. La Revue d’histoire de la Shoah n’a pas pour seul objectif de parler exclusivement de cet épisode de l’histoire, et les éléments qui ont mené à la Shoah ont aussi mené à d’autres événements, sur lesquels il convient de se pencher également. 

JOURNALISTE : Bien sûr. Et pour finir, j’aimerais revenir sur une phrase marquante de l’article de Pierrre-André Taguieff sur le « racisme aryaniste, socialisme et eugénisme chez Georges Vacher de Lapouge ». « De Darwin à Hitler, nul chemin, nulle filiation, directe ou indirecte, mais une série d’impasses, de trajets fourvoyés. De l’eugénisme aux camps de la mort, le passage d’une pratique biomédicale déshumanisée à un racisme essentialiste désignant des groupes humains entiers à éliminer ». 

BECQUEMONT : Oui, dans son article, Taguieff établit des liens comprenant une multitude d’étapes, entre la biologie et son utilisation sociale - la biologisation du social pour justifier des politiques - et évoque ses conséquences indirectes mais désastreuses. 

JOURNALISTE : Merci pour cette discussion, j’ai été très heureuse de faire votre connaissance et de pouvoir en apprendre plus sur votre démarche dans ce dossier qui m’a beaucoup intéressée, et de vous faire part de mes commentaires ! 





CRA, Madeleine DUPUIS CPES 1A 




[1] Ternon, Yves. « Penser, classer, exclure. Origine du racisme biologique », Revue d’Histoire de la Shoah, vol. 183, no. 2, 2005 

[2] Ternon, Yves. « Penser, classer, exclure. Origine du racisme biologique », Revue d’Histoire de la Shoah, vol. 183, no. 2, 2005 

[3] Terrenoire, Gwen. « L’eugénisme en France avant 1939 [1] », Revue d’Histoire de la Shoah, vol. 183, no. 2, 2005, pp. 49-67 

[4] Becquemont, Daniel. « Darwinisme social et eugénisme anglo-saxons », Revue d’Histoire de la Shoah, vol. 183, no. 2, 2005, pp. 143-158

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